Temps de lecture approximatif : 5 minutes

François Delpla, Sur ordre d’Hitler, Les Éditions du Cerf, 20/02/2025, 410 pages, 24 €

Et si le principal échec de la postérité, cette postérité si prompte à juger les évidences sanglantes et les charniers béants, avait été de croire Hitler, le démiurge des génocides, incapable de décider seul, dans le secret de ses antichambres alpestres ou de ses chancelleries urbaines, d’assassinats ciblés, méticuleusement orchestrés ? Dans Sur ordre d’Hitler – Crimes passés inaperçus, François Delpla, historien familier des coulisses méphitiques du Troisième Reich, propose un renversement, non tant radical que patiemment argumenté, de l’historiographie dominante, celle qui, par confort intellectuel ou par manque d’acuité, a trop souvent dissocié les assassinats de masse des liquidations individuelles. En retraçant des cas précis, il met en lumière un usage intelligent – et donc d’autant plus inquiétant – du crime politique par le dictateur allemand, soulignant combien la « discrétion » calculée de ces meurtres, leur dilution dans le flot des « morts naturelles », des « suicides regrettables » ou des « accidents fâcheux », fut une stratégie délibérée, une signature occultée au bas d’un contrat de terreur permanente. Une relecture, donc, du récit historique, non par ses grandes artères congestionnées de sang versé à foison, mais par ses capillaires, ses marges nécrosées où le meurtre individuel, politique et méthodique, s’est érigé en véritable outil de gouvernement.

Trois quarts de siècle après : les crimes d'Hitler encore à découvrir

Le pacte de lecture que François Delpla nous propose ici n’est pas celui d’une monographie supplémentaire sur la figure d’Hitler, ni même celui d’une énième chronique des atrocités nazies ; c’est une véritable enquête historienne, conduite à la croisée du judiciaire et du politique, une instruction à charge contre un système où la mort individuelle, planifiée, devient un levier de pouvoir. L’auteur s’attache, avec une patience d’entomologiste penché sur les rouages d’une mécanique infernale, à démontrer l’implication personnelle du Führer, cette figure suprême qui, derrière le paravent de ses lieutenants zélés ou de ses institutions dévoyées, demeurait l’ultime arbitre de la vie et de la mort. “Des crimes d’Hitler resteraient à découvrir, trois quarts de siècle après la victoire de 1945 et son cortège de révélations ? Assurément, et en grand nombre,” nous prévient-il dès l’introduction, posant ainsi le cadre d’une investigation qui ne se satisfait pas des versions officielles, des verdicts hâtifs ou des silences complices.

Le cœur de la démarche de François Delpla, battant au rythme lancinant de ces disparitions opportunes, est de démonter le mythe d’un Hitler seulement responsable des « crimes de masse », celui qui aurait délégué à ses sbires, Himmler en tête, le soin sordide des éliminations individuelles. Or, l’auteur soutient que le Führer, obsédé par le contrôle total, par la mise en scène du pouvoir et par la nécessité de neutraliser toute opposition, réelle ou supposée, a fait du meurtre ciblé une composante essentielle de sa stratégie. L’individu assassiné, dans cette perspective, n’est pas un dommage collatéral, mais une pièce maîtresse sur l’échiquier de la terreur, une démonstration de force, un avertissement glaçant adressé à tous ceux qui, dans les cercles conservateurs, diplomatiques, religieux ou même au sein du parti nazi, auraient pu nourrir des velléités d’indépendance. Le pouvoir hitlérien n’est pas seulement celui qui massacre à l’aveugle, c’est aussi, et peut-être surtout, celui qui choisit, qui cible, qui élimine avec une rationalité terrifiante, transformant la mort elle-même en un message politique.

Autopsies d’un système

Cette galerie de portraits s’étend de 1933 à 1945. Chaque cas – l’énigmatique disparition du chancelier autrichien Engelbert Dollfuss, la « mort naturelle » du ministre de la Justice Franz Gürtner, l’élimination du catholique Erich Klausener, l’exécution spectaculaire de Galeazzo Ciano ou le sort des trois diplomates allemands (Köster, Hoesch, Bülow) que la mort vient cueillir à point nommé – devient une étude approfondie, un prélèvement sur le corps malade du Reich. François Delpla excelle dans ces narrations limpides, souvent glaçantes, ponctuées d’analyses précises sur les circonstances des décès, les mobiles potentiels et, surtout, les zones d’ombre où se niche l’implication hitlérienne. Chaque chapitre est construit comme un rapport d’autopsie méticuleux, disséquant les faits, confrontant les sources, interrogeant les silences des archives ou les témoignages tardifs, pour aboutir non pas toujours à une certitude, mais à une probabilité troublante.

La Nuit des Longs Couteaux, événement fondateur et souvent isolé dans l’historiographie comme une purge interne exceptionnelle, devient sous la plume de l’auteur un pivot, un laboratoire grandeur nature où Hitler expérimente et affine ses méthodes. “Une fois cependant, mais une seule, il s’est fait gloire d’avoir fait assassiner certaines personnes,” rappelle François Delpla, soulignant le tournant où la dissimulation deviendra la règle. Ce n’est donc pas l’exception qui confirme la règle, mais plutôt le prototype d’une stratégie de gouvernement par la terreur sélective et le mensonge d’État. Il montre, avec une accumulation d’indices convergents, comment, après cet épisode, le meurtre devient plus feutré, comment les « maladies foudroyantes », les « suicides inexpliqués » ou les « accidents tragiques » se multiplient dans l’entourage de ceux qui, de près ou de loin, pourraient représenter une menace ou simplement un embarras. L’obsession du contrôle s’étend jusqu’à la scénarisation de la mort elle-même, à la falsification de la mémoire immédiate, à l’instrumentalisation de la justice et du langage.

Le discours d’Hitler du 13 juillet 1934, analysé en profondeur, devient ainsi la clé de voûte d’une rhétorique du pouvoir où le meurtre se travestit en « légitime défense de l’État », où le droit est tordu pour justifier l’arbitraire, et où le Führer se pose en « juge suprême du peuple allemand ». Cette autoproclamation, loin d’être une simple rodomontade, est la manifestation d’une conception du pouvoir où la vie et la mort des individus sont subordonnées à la volonté du chef, seul interprète des « intérêts supérieurs » de la nation. Le silence qui entoure ensuite bon nombre de ces liquidations n’est pas un oubli, mais une tactique, une manière d’entretenir la peur, de laisser planer le doute, d’assurer une dissuasion diffuse mais omniprésente.

Entre savoir et non-savoir : les silences assourdissants de l'Histoire

L’ouvrage de François Delpla, par sa minutie et sa rigueur, s’inscrit en faux contre une certaine historiographie qui, par excès de fonctionnalisme ou par prudence méthodologique, a parfois minimisé le rôle personnel d’Hitler dans la planification des crimes individuels. Il remet le Führer au centre de la décision, non comme un despote capricieux, mais comme un stratège froid, calculateur, conscient des effets politiques de chaque mort, de chaque disparition. En cela, son travail est un plaidoyer contre l’histoire déresponsabilisée, celle qui dilue la volonté individuelle dans les pesanteurs structurelles.

L’analyse de l’ouvrage dépasse le cadre strict du Troisième Reich pour interroger, plus largement, la nature des régimes totalitaires et leur rapport au secret, à la violence et à la vérité. Les mécanismes de dissimulation, l’instrumentalisation de la justice, la manipulation de l’information, la connivence, active ou passive, de certains cercles conservateurs, diplomatiques ou religieux (on pense à la tragédie des évêques polonais, sacrifiés sur l’autel d’un silence pontifical ou d’une realpolitik), tout cela dessine les contours d’un système où le mensonge et la terreur s’alimentent mutuellement. Que dire alors des personnalités survivantes, de ces figures épargnées, dont le simple maintien en vie servait aussi, paradoxalement, la stratégie hitlérienne, en témoignant d’une prétendue clémence ou en servant de leurres pour les oppositions futures ? François Delpla ne tranche pas toujours, mais il pose les questions essentielles, celles qui continuent de hanter notre compréhension de cette période.

Au fond, la question qui sourd de chaque page de Sur ordre d’Hitler est celle du savoir et du non-savoir. Que signifie « ne pas savoir » quand les indices sont là, quand les silences deviennent assourdissants, quand les coïncidences se multiplient avec une régularité suspecte ? Les échos, à l’heure où les récits officiels continuent de façonner la perception du pouvoir, sont troublants. François Delpla nous invite à une vigilance critique, à une relecture des archives non comme des reliques figées, mais comme des scènes de crime où la vérité est souvent cachée sous les décombres des versions officielles. Le livre est ainsi une autopsie, non seulement des victimes, dont certaines sont réhabilitées et tirées des marges de l’histoire, mais aussi des silences, des aveuglements et des compromissions qui ont entouré leur disparition. C’est là, sans doute, que réside la force la plus durable de cet ouvrage : nous rappeler que l’histoire, avant d’être un récit, est une enquête, et que le rôle de l’historien est, parfois, de faire parler les morts pour éclairer les vivants. Une démarche d’autant plus nécessaire que la machinerie de l’oubli et de la justification, elle, ne s’arrête jamais.

Image de Chroniqueur : Maxime Chevalier

Chroniqueur : Maxime Chevalier

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Histoire

Comments are closed.