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Saber Mansouri, Quand la France perd le Sud et les siens, Passés composés, 20/08/2024, 272 pages, 23€.

Et si la France se reconstruisait en osant regarder son Sud ? À travers une série de portraits vibrants, Saber Mansouri explore les marges d’une nation tiraillée entre son passé colonial et les défis d’une intégration inachevée. Un essai audacieux et percutant qui invite à repenser le modèle français et propose une solution inattendue : l’enseignement de la langue arabe pour renouer le lien et construire un avenir commun.

Un tapis français effiloché : quand le Sud défait le Nord

Tout au long de son ouvrage, Quand la France perd le Sud et les siens, Saber Mansouri nous invite à contempler un tapis français. Une métaphore filée qui évoque non pas un de ces chefs-d’œuvre chatoyants de la tradition aubussonnaise, mais un tapis effiloché, usé par le temps et dont les fils s’emmêlent et se défont, révélant les coutures parfois grossières d’une histoire française qui a perdu son fil. À travers des destins singuliers, l’auteur, fin observateur de son époque, éclaire les marges de la France contemporaine pour mieux comprendre son cœur fragile, tiraillé entre un passé colonial non digéré et un présent où l’assimilation sonne souvent creux.
Fils d’immigrés tunisiens et amoureux des lettres françaises, nourri de Dostoïevski, Homère et Ibn Khaldûn, autant dire de regards croisés sur le destin des empires et de l’humanité, Saber Mansouri se refuse à un simple constat décliniste de la France. Sa thèse, affirmée avec la force d’un coup de poing dans le ventre mou d’un discours consensuel, est que la perte du « Sud », de ce continent africain nourricier autrefois rattaché à la France par les liens ambigus du colonialisme, symbolise la perte des « siens », des citoyens français marginalisés dont le cœur est souvent perçu comme étant « ailleurs », dans un Orient fantasmé et menaçant.
Mais pour Saber Mansouri, l’espoir d’une France retrouvée et d’une véritable assimilation n’est pas perdu. Une solution audacieuse et inattendue s’offre à nous : enseigner la langue arabe dans les écoles de la République. La clé pour reconstruire le lien et permettre une renaissance française à l’aube d’un XXIe siècle secoué par la mondialisation, la montée de l’islamisme et les conflits identitaires.

Entre désir et désillusion : le mirage de la promesse coloniale

Pour comprendre comment la France a pu « perdre » le Sud, l’auteur nous ramène d’abord à l’aube du XXe siècle, à ce moment où la colonisation, moteur et justification de l’expansion française, s’accompagne d’une promesse ambiguë d’intégration. À travers l’exemple déchirant d’une paysanne alsacienne déracinée et exilée en Algérie après la défaite de 1870, l’auteur nous montre la face cachée du « paradis » colonial, cette terre aride où même le chou, légume symbole d’une vie paisible et prospère, refuse de pousser. La désillusion est palpable, les fils se défont, et la fraternité des citoyens s’étiole face à la dureté d’une terre qui refuse de nourrir ses nouveaux occupants.
Charles Géniaux, figure tutélaire du paternalisme colonial et auteur de Comment on devient colon (1908), voit dans l’entreprise coloniale une mission civilisatrice et humanitaire. Son regard sur l’Algérie et la Tunisie, ces terres promises où « les Français peuvent vivre et prospérer » en domestiquant les masses musulmanes, s’avère aujourd’hui aussi désuet que la rhétorique colonialiste qui le sous-tend.
Ce mythe d’une assimilation bienveillante s’est longtemps nourri d’un regard biaisé porté sur l’Islam, réduit à une série d’interdits et de fantasmes, sans réelle compréhension de la langue arabe. L’auteur cite les mots de l’académicien Jean Clair, s’interrogeant sur les motivations cachées du voile islamique, sur « cette vérité [qui] s’imposerait si ce visage était visible, qu’ils [les musulmans] ne peuvent supporter ? » Un exemple symptomatique de l’aveuglement intellectuel d’une partie de l’élite française, aveuglée par ses préjugés et sa méconnaissance du monde arabo-musulman.
De Camus à Mauriac, nombreux sont les écrivains qui, malgré leur engagement sincère, se sont heurtés à cette altérité en tentant de la penser avec les outils d’une culture française, cartésienne et parfois condescendante. Leurs analyses, bien que souvent perspicaces, ne parviennent pas à saisir pleinement les ressorts profonds d’une civilisation qu’ils observent à distance, sans jamais vraiment la traverser de l’intérieur.

Vers une renaissance française : réconcilier le cœur et l'esprit

C’est en faisant de la langue arabe une matière enseignée dans les écoles de la République, argumente avec force Saber Mansouri, que l’on ouvrira la voie à une véritable assimilation et à une renaissance française. Cet acte audacieux et inattendu briserait les murs dressés par la peur et l’ignorance, permettant aux jeunes générations de comprendre l’islam, cette religion complexe et multiforme souvent réduite à un « islam politique » ou à un « terrorisme islamiste », des épouvantails sémantiques vidant le débat de toute nuance et servant les desseins d’un discours xénophobe.
Loin d’être un vecteur d’islamisation, l’arabe, langue de l’oikos (la maison et le foyer), de la piété et de la connaissance, langue chantante, vibrante, donnerait aux élèves la clé pour comprendre une civilisation riche et plurielle. En tissant un lien fort entre les deux rives de la Méditerranée, l’on permettrait ainsi à la France de se retrouver, d’apaiser les craintes et de construire une société plus juste et plus solidaire.
Pour illustrer la puissance émancipatrice de la langue, l’auteur s’appuie sur l’exemple singulier de Jean-Marie Déguignet, un paysan breton ayant servi en Algérie au milieu du XIXe siècle. Cet autodidacte, au destin aussi accidenté que le sentier suivi par ses chèvres, exprime un vif désir d’apprendre l’arabe, « car l’accent arabe est le même que l’accent breton et que tous les mots de cette langue ont les mêmes terminaisons que les mots bretons. » Un pont se dresse entre les deux rives, la promesse d’une nouvelle grammaire fraternelle, universelle et capable de vaincre les barrières érigées par l’ignorance et le repli sur soi.
L’auteur trace un parallèle audacieux avec la situation des écrivains francophones d’aujourd’hui. Souvent réduits à leur identité d’origine, ils demeurent dans un entre-deux identitaire inconfortable. Cantonnés à des thématiques dites « exotiques » ou « communautaires », ils restent « prisonniers » de leur statut « d’Autre », relégués à la marge du grand récit français. Une illustration de la difficulté à penser la diversité au sein de la France et à faire de la langue, non pas un outil de domination ou d’exclusion, mais un vecteur de dialogue et d’enrichissement mutuel.

Entre déracinement et reconquête : la France face à ses démons

Le mythe de la « France Black-Blanc-Beur », chanté le temps d’une victoire à la Coupe du monde 1998, aura masqué les blessures profondes d’une nation encore tiraillée entre son passé colonial et les défis de l’intégration. Cette parenthèse enchantée aura fait naître une nouvelle désillusion et préparé le terrain aux émeutes de 2005, symptôme brutal du malaise grandissant des banlieues. L’expression elle-même est une construction qui, au-delà du rêve unitaire, met en avant la triple altérité constitutive de la nation française.
L’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy (2007-2012), son discours sécuritaire et son obsession du « nettoyage » symbolique des cités françaises, a accentué le déracinement et le sentiment de relégation d’une partie de la population. On pourrait ajouter les mots de l’académicienne Hélène Carrère d’Encausse sur les habitants de ces cités “venus directement de leurs villages africains”, sur la polygamie africaine « incompatible » avec le mode de vie parisien et ses immeubles « trop exigus ». La peur de l’altérité s’est cristallisée, l’islam est devenu le repoussoir du nouveau récit français.
La décennie suivante, sous François Hollande puis Emmanuel Macron, n’a pas réussi à inverser la tendance. La France demeure fracturée, face à ses propres démons. L’auteur décrit une « peste communautaire » et l’avènement d’une « République dérépublicanisée”, privée de ses valeurs fondatrices, qui “n’est plus un bien commun, […] ne fait plus consensus et ne crée plus d’adhésion”. La crise sanitaire, le confinement, la mort reléguée aux franges de la société et dépossédée de ses rites ancestraux, le débat sans fin autour de la laïcité sont autant de symptômes d’un pays qui a perdu ses repères.

Au-delà du grand remplacement : pour un nouveau récit français

La France est à la croisée des chemins. À l’aube d’un nouveau siècle, celui de la robotisation, de l’intelligence artificielle et d’une compétition géostratégique accrue, la question de la place de « l’Autre » dans le récit français reste brûlante. Le fantasme du « grand remplacement » et les rhétoriques apocalyptiques sur la fin de la France éternelle servent les intérêts d’une pensée réactionnaire, nostalgique d’un ordre ancien irrémédiablement révolu.
Pour sortir de l’impasse et recoudre les fils du tapis français, Saber Mansouri invite la France à faire un saut dans l’inconnu, à accepter la part d’ombre de son histoire, à se regarder dans le miroir déformant des vies marginalisées, des vies minuscules broyées par la machine, mais qui tissent avec patience et dignité une nouvelle grammaire fraternelle.
Faire de la langue arabe une langue d’enseignement, c’est lui donner la place qui lui revient au cœur de la nation, c’est affirmer une nouvelle ambition pour la France. Cet acte audacieux, véritable antidote à la dés-islamisation et à la politisation de l’Islam, ouvrirait la voie à un dialogue sincère et éclairé, seul garant d’une assimilation réussie et d’une renaissance française à hauteur de l’homme et de son époque.

Quand la France perd le Sud et les siens est un ouvrage osé mais essentiel pour qui veut comprendre la France d’aujourd’hui. Saber Mansouri, avec sa plume précise et son regard lucide, nous offre une analyse puissante et audacieuse, loin des clichés et des idées reçues. Un livre qui donne à penser, qui bouscule et qui, surtout, ouvre la voie à un dialogue nécessaire et salutaire sur l’avenir de la France.

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