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Sophie Adriansen, Iseult : le choix de son destin, Éditions Reconnaissance, 03/06/2024, 156 p, 17€

Dans le foisonnement des réécritures contemporaines de mythes fondateurs, Sophie Adriansen nous offre une version audacieuse du mythe de Tristan et Iseult, audacieuse non par des changements radicaux de l’intrigue, mais par un renversement de perspective. Là où la tradition littéraire médiévale s’attachait principalement à la figure masculine de Tristan, cette réécriture moderne, titrée sobrement « Iseult », place la jeune femme irlandaise au centre du récit, faisant d’elle non plus l’objet passif de la passion masculine mais l’agent actif de son propre destin.

L’incipit, énoncé à la première personne, est un coup de poing. On découvre une Iseult non pas soumise à la fatalité de l’amour et du philtre, mais qui embrasse le risque. L’auteure insuffle une force de caractère, une affirmation de soi qui tranchent avec l’image conventionnelle de l’héroïne tragique. L’emploi de la première personne plonge le lecteur au cœur de l’intériorité d’Iseult, et donne une dimension nouvelle à ce récit toujours relaté d’un point de vue extérieur et masculin. L’espace intérieur, les pensées et les questionnements d’Iseult deviennent ainsi les principaux terrains d’exploration du roman.

Un jeu subtil entre passion et libre arbitre

L’une des forces de cette réécriture réside dans la façon dont elle interroge la thématique du philtre magique. Symbole ancestral de la passion irrésistible et de la perte de contrôle, le philtre devient ici le déclencheur d’un processus d’émancipation. Loin de subir passivement les effets de la potion, Iseult prend conscience de la manipulation dont elle a été victime. Cette prise de conscience l’amène à réfléchir sur sa condition de femme dans un monde régi par les hommes, et à forger une stratégie pour s’affranchir du destin que d’autres cherchent à lui imposer.
À travers le récit de ses deux rencontres avec Tristan, l’une sous l’identité de Tantris, harpiste apaisant, l’autre en tant que tueur du dragon, Sophie Adriansen dénoue les fils de la fatalité qui semblait sceller le destin d’Iseult. Les multiples facettes de Tristan, le jeu des masques et des doubles, loin de la simplifier, complexifient la figure d’Iseult. Qui est véritablement celui qui prétend lui offrir la liberté en la menant au roi Marc ? L’admiration que Tristan, tour à tour musicien et chevalier, porte à la chevelure d’Iseult, est-elle un gage d’amour sincère ou une fascination superficielle qui la réduit au statut de trophée ? Ces interrogations, qui résonnent avec les questionnements sur l’objectification du corps féminin omniprésents dans nos sociétés contemporaines, participent à l’ancrage de l’œuvre dans une réalité qui dépasse les frontières temporelles.

Des femmes puissantes derrière les coulisses du pouvoir

Le roman s’éloigne du schéma narratif classique en donnant un rôle primordial aux personnages féminins secondaires. La reine d’Irlande, mère d’Iseult, experte en potions et en remèdes, s’impose comme une figure maternelle ambivalente, capable de tendresse mais aussi d’une froide manipulation. Elle agit dans l’ombre, usant de ses savoirs ancestraux pour protéger son royaume, mais aussi, de manière plus ambiguë, pour influencer le cours du destin de sa fille. La scène où elle confie le philtre d’amour à Brangien résonne avec les discussions actuelles sur le consentement et l’influence des structures familiales sur le libre arbitre.
Quant à Brangien, la fidèle servante, elle se révèle être bien plus qu’une confidente passive. Elle est la complice d’Iseult, son alter ego, qui l’accompagne et la soutient dans ses choix, allant même jusqu’au sacrifice ultime. Ce personnage témoigne d’une sororité qui traverse les siècles et les épreuves, et vient contrebalancer l’univers essentiellement masculin des récits arthuriens classiques.

L'amour et le désir au prisme d’un regard féminin

Sophie Adriansen ne se contente pas de féminiser le récit, elle donne corps au désir féminin. La nuit d’amour sur la nef, libérée des contraintes de la cour et de la société, est relatée avec une sensualité poétique loin de la chasteté souvent attribuée aux figures féminines des récits médiévaux. On pense au baiser décrit dans la version de Béroul, dépeint avec une concision quasi journalistique, à mille lieues de la profondeur psychologique offerte ici par le regard d’Iseult. L’auteure inscrit l’amour physique dans le cheminement identitaire d’Iseult et explore les multiples facettes de son éveil à la vie adulte.
Cependant, la force de la passion ne doit pas masquer la constante tension entre désir et devoir, omniprésente dans l’œuvre. Les questionnements d’Iseult font écho au concept nietzschéen de la « volonté de puissance ». Est-il possible de choisir son destin et de s’affranchir des règles imposées par la société ? Jusqu’où peut-on aller pour défendre son amour face aux exigences du devoir ? Le lecteur est confronté à ces questionnements universels qui transcendent les époques.

Jeux de miroirs et exploration de l'identité

Le roman regorge de jeux de miroirs et de doubles qui nourrissent la quête identitaire d’Iseult. La répétition du prénom « Iseult », attribué à la fois à la reine d’Irlande et à sa fille, crée un jeu de reflets qui brouille les frontières de l’identité. Iseult se construit dans l’ombre de sa mère, portant son nom, ses cheveux blonds et son héritage de magicienne. La relation mère-fille devient alors un espace de fascination et de rejet, qui pousse Iseult à se forger sa propre individualité.
L’apparition d’Iseult aux Blanches Mains, qui s’insère dans le triangle amoureux, accentue ces jeux de miroirs. Les deux Iseult, aux prénoms identiques et aux destins croisés, incarnent deux facettes opposées de la féminité. La confrontation finale dans la chambre mortuaire est un moment charnière, où Iseult prend conscience de sa force et s’affirme face à sa rivale.

L’enchantement de la nature et les méandres du destin

Sophie Adriansen utilise avec subtilité les éléments naturels, omniprésents dans le récit, pour accompagner les différentes étapes de l’évolution psychologique d’Iseult. La mer, espace de voyages et d’aventures, symbole d’un horizon ouvert sur des possibles, devient le théâtre de l’éveil amoureux. Le contraste saisissant avec la forêt du Morois, refuge clos et sauvage où s’exprime la puissance brute de la passion, révèle les deux versants du mythe : l’amour fou, dévorant, et la liberté conquise au prix d’une vie hors la loi.
Ces paysages, magnifiquement évoqués par l’écriture poétique de l’auteure, s’imposent comme des miroirs de l’âme tourmentée d’Iseult. Ils contribuent à construire un univers romanesque riche et immersif qui happe le lecteur et l’invite à une relecture moderne de ce mythe médiéval intemporel.

Un épilogue ouvert sur l'infini des possibles

La fin du roman, sans rien révéler de l’intrigue, nous laisse face à un sentiment d’inachevé. La vie, comme la traversée en mer, n’a de cesse de recommencer, chaque accostage n’étant qu’une escale avant d’autres départs et de nouvelles tempêtes. Iseult est-elle parvenue à dompter son destin ? La fuite est-elle la seule solution pour préserver la flamme de l’amour face à un monde régi par des conventions arbitraires ? Les questions posées par Sophie Adriansen résonnent bien au-delà de la dernière page, laissant le lecteur libre d’imaginer la suite de l’aventure et de s’interroger, à son tour, sur les voies impénétrables du destin et les méandres de la passion.

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