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Anna Arzoumanov, Juger les mots, Actes Sud, 02/04/2025, 176 pages, 19€

Dans le silence feutré de la 17e chambre du tribunal judiciaire de Paris, résonne une question que peu osent formuler : comment les juges français décident-ils qu’un mot blesse, qu’une phrase diffame, qu’un trait d’humour franchit la ligne rouge ? Anna Arzoumanov, juriste et chercheuse dont les travaux sur la création artistique en procès font autorité, déploie dans Juger les mots une cartographie inédite des mécanismes interprétatifs qui président au jugement des délits langagiers. L’ouvrage, publié dans la collection “La Compagnie des langues” dirigée par Actes Sud, révèle l’architecture invisible du droit de la presse français et explore les tensions fécondes entre normativité juridique et pragmatique linguistique.

Droit, linguistique et espace public

Anna Arzoumanov ancre sa démonstration dans le terreau de la loi du 29 juillet 1881, socle législatif enrichi par les apports successifs de la loi Pleven (1972) et de la loi Gayssot (1990), puis adapté aux défis numériques contemporains. Cette architecture juridique dessine un paysage où s’affrontent quotidiennement les principes de liberté d’expression et de protection des personnes. L’autrice éclaire le rôle central de la 17e chambre parisienne, ce “tribunal des mots” où se forgent les standards d’interprétation qui irriguent l’ensemble du territoire. Elle cartographie également l’écosystème des acteurs : particuliers blessés, associations militantes, parquet mobilisé, chacun contribuant à façonner la jurisprudence par ses stratégies processuelles et ses représentations du dicible.

La distinction philosophique entre offense et préjudice, théorisée par Ruwen Ogien, traverse l’analyse comme un fil rouge. L’auteure montre comment le droit français opère cette différenciation cruciale : seuls les discours portant atteinte à des personnes identifiables peuvent être sanctionnés, préservant ainsi l’expression d’opinions même choquantes lorsqu’elles visent des abstractions (religions, idéologies, concepts).

L'écriture de la preuve

Le style d’Anna Arzoumanov orchestre savamment doctrine juridique et outils linguistiques. Son approche méthodologique articule trois critères fondamentaux : l’identification référentielle de la cible, la caractérisation péjorative des énoncés, et leur contextualisation générique. Cette tripartition structure l’argumentation avec une rigueur qui évoque l’art du plaideur autant que celui du chercheur.

L’autrice déploie un lexique opératoire qui emprunte à la sémantique (sèmes, référentialité, extension), à la pragmatique (performativité, intentionnalité) et à la rhétorique (métonymie, personnification). Elle révèle comment les glissements métonymiques – de “l’islam” vers “les musulmans”, de “la police” vers “les policiers” – constituent des zones d’incertitude que les magistrats doivent trancher au cas par cas. Cette casuistique jurisprudentielle émerge comme l’ADN même du droit de la presse, réfractaire aux automatismes et ouvert à l’interprétation contextuelle.

Les études de cas défilent avec la précision d’un argumentaire : affaires Houellebecq, Zemmour, Orelsan, polémiques autour de Charlie Hebdo, contentieux de la satire télévisuelle. Chaque exemple illustre les difficultés concrètes de l’identification référentielle : quand le terme “sioniste” masque-t-il une injure antisémite ? Comment évaluer l’extension d’un propos visant “la plupart” d’une communauté ? L’autrice élucide ces mécanismes avec une précision d’horloger, révélant les “faisceaux d’indices” que mobilisent les juges pour trancher l’indécidable.

La démocratie interprétative

Au-delà de la technique juridique, Anna Arzoumanov problématise la fabrique même du jugement. Elle met en tension l’aspiration à l’objectivité judiciaire et l’inévitable subjectivité de l’interprète, cartographiant les biais cognitifs et idéologiques qui colorent les décisions. Cette honnêteté intellectuelle élargit la réflexion vers une épistémologie critique du droit : comment les représentations sociales des magistrats influencent-elles leur appréciation des “normes sociétales” ?

L’analyse des genres bénéficiant d’une liberté renforcée – satire, caricature, fiction – révèle les limites de l’approche catégorielle. Anna Arzoumanov montre comment les tribunaux peinent à définir des critères stables de “distanciation” artistique, oscillant entre protection de la création et répression des excès. Les revirements jurisprudentiels dans l’affaire Marine Le Pen contre Laurent Ruquier illustrent ces hésitations, révélant combien la reconnaissance du registre satirique peut neutraliser ou au contraire accentuer la portée injurieuse d’un propos.

L’ouvrage dessine également les contours d’une interdisciplinarité nécessaire. La collaboration entre juristes et linguistes, aujourd’hui embryonnaire, pourrait enrichir l’outillage interprétatif des magistrats face aux subtilités énonciatives et aux stratégies de contournement des polémistes aguerris.

Une éthique des mots publics

En refermant cet essai dense et éclairant, le lecteur comprend que juger les mots engage bien plus qu’une technique juridique : cela révèle nos conceptions de la démocratie, de la civilité, du rapport à l’altérité. Anna Arzoumanov réussit ce tour de force de transformer un sujet technique en méditation civique, offrant aux citoyens, journalistes, artistes et magistrats un miroir critique de leurs pratiques discursives.

L’autrice refuse les simplifications manichéennes qui alimentent le débat public contemporain. Sa démonstration équilibrée réaffirme que la régulation de la parole publique demeure possible sans verser dans la censure, à condition d’affiner les outils d’analyse et d’assumer la part d’incertitude inhérente à tout acte interprétatif.

Juger les mots s’impose ainsi comme une contribution majeure à la compréhension de notre démocratie langagière, rappelant que derrière chaque décision de justice se cache un art complexe de la lecture – cet art qui, selon la formule de Roland Barthes, consiste à “écouter le grain de la voix” dans l’épaisseur des mots.

Image de Chroniqueur : Dominique Marty

Chroniqueur : Dominique Marty

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