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Naomi Fontaine, Eka Ashate – Ne flanche pas, Mémoire d’encrier, 02/09/2025, 192 pages, 19 €

L’essentiel n’a pas toujours la monumentalité des épopées. Il se loge parfois dans l’infime, dans le geste à peine visible, dans la parole chuchotée d’une génération à l’autre. Le titre du quatrième roman de Naomi Fontaine est ce legs : Eka Ashate · Ne flanche pas. Deux langues pour une même injonction, une même colonne vertébrale. Avec ce livre, l’autrice nous invite non dans une simple histoire, mais dans la conversation intime d’une mémoire collective où chaque voix, même épuisée, porte le chant entier d’un peuple. Elle recueille les fragments de vies façonnées par la résilience, des existences qui tiennent debout, non par la force des grands discours, mais par la solidité de gestes minuscules, obstinés et fondateurs.

Pour saisir la portée de ces récits, il faut se souvenir du sol sur lequel ils poussent. Un sol saturé de silence, ce « silence durant plus d’un demi-siècle » qui ouvre le livre comme une plaie. Ce silence n’est pas un concept abstrait ; il porte les traces bien réelles de la faim, des violences sexuelles subies dans les pensionnats, et du désespoir intergénérationnel qui ronge les familles, comme celle du vieux Mishen observant ses petits-fils se défaire. Naomi Fontaine ne détourne pas le regard de cette douleur brute. C’est ce silence, nous dit-elle, qui « les a tués ». L’œuvre entière s’emploie à lui répondre, non par un cri de colère, mais par une polyphonie délicate, un rassemblement de mémoires qui, mises bout à bout, redonnent souffle et corps à une histoire spoliée. La grande Histoire coloniale a parlé assez fort ; l’auteure choisit de faire entendre le bruissement des vies ordinaires, là où la dignité se défend au quotidien.

La structure narrative du roman épouse parfaitement ce projet. Le livre se déploie non comme un roman linéaire, mais comme une constellation de récits qui se répondent en écho. Sa prose, épurée de tout artifice, atteint une densité rare. Chaque phrase est pesée, chaque mot semble essentiel. C’est une écriture charnelle, qui parle de l’odeur du cuir mouillé ou de la texture d’une bannique. Cette fragmentation, si elle est la forme la plus honnête pour dire un monde brisé, soulève une question implicite : comment suturer le récit sans trahir la blessure ? Naomi Fontaine choisit de ne pas suturer, mais de tisser. Cela peut dérouter le lecteur habitué aux arcs narratifs clairs, mais c’est dans cet inconfort que réside la vérité de son propos. Cette écriture trouve son incarnation la plus puissante dans cette idée qui pénètre la narratrice : « qu’un geste tout petit, le moindre des moindres gestes. […] C’est peut-être celui-là, le geste que je cherche à écrire. Le geste de la résistance. »

C’est ici que se déploie toute la richesse de l’œuvre. La résistance, chez la romancière, n’est pas l’affaire des barricades, mais celle de la cuisine, de la parole chuchotée, du savoir-faire transmis. Elle prend le visage des femmes, véritables piliers de ce monde. Des mères, des grands-mères, des tantes qui ancrent le monde dans le concret, veillant sur la langue comme sur le feu. L’autrice le clame avec une sobriété magnifique : « Je dédie ce livre à ma mère / Si elle n’avait pas été une reine / Je ne serais pas écrivaine ». La maternité, souvent vécue seule, devient un acte politique. Élever des enfants dans la fierté de leur identité, leur parler en innu-aimun au cœur de Limoilou, leur transmettre la force de « ne pas flancher », voilà le cœur de l’engagement. Le livre entrelace ainsi la reconstruction de l’intime et celle du collectif : en soignant l’un, on guérit l’autre.

Eka Ashate · Ne flanche pas est un livre qui veille. Il veille sur une langue, sur des histoires menacées d’oubli, sur le fil ténu de la transmission. En cela, l’œuvre de Naomi Fontaine s’inscrit aux côtés d’autres grandes voix post-coloniales, celles qui, de Patrick Chamoiseau à Leanne Betasamosake Simpson, ont compris que la réappropriation du monde commence par la réappropriation de sa propre narration fragmentée. Naomi Fontaine ne dresse pas un monument à la souffrance ; elle ancre des balises d’espoir dans la conscience du lecteur. Elle nous rappelle qu’une culture ne survit pas dans les archives, mais dans le timbre d’une voix, dans le partage d’un repas, dans la décision renouvelée, chaque jour, de rester debout. Il y a, dans ces pages, moins de lamentations pour ce qui fut perdu que de respect pour tout ce qui a résisté et qui, encore aujourd’hui, refuse de plier.

Image de Chroniqueuse : Lydie Praulin

Chroniqueuse : Lydie Praulin

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