Thomas Galoppin, Entre le plomb et les pierres. Rites et magiciens dans l’Antiquité grecque et romaine, Les Éditions du Cerf, 18/09/2025, 272 pages, 24€
Écoutez notre Podcast
Il y a chez l’historien Thomas Galoppin une manière bien à lui de raconter les sortilèges. Non comme on raconte des mythes, mais comme on exhume des témoignages. Il suit les objets – lamelles, pierres, papyrus – comme d’autres suivent des sentiers. Le livre avance en spirale, au rythme des envoûtements et des déconstructions. Ce n’est pas l’histoire de la magie qu’il nous donne, mais une traversée de la parole qui fait monde.
Envoûtements et éclats : itinéraire d’une puissance souterraine
L’ouvrage de Thomas Galoppin déploie une ambitieuse cartographie de la magie dans l’Antiquité gréco-romaine, explorant tour à tour les rituels d’envoûtement, de supplication, de guérison et de vengeance, la matérialité des tablettes de plomb et des défixions, la complexe transmission du savoir rituel, la silhouette des magiciennes dans la littérature, la richesse des papyrus magiques gréco-égyptiens, l’intimité des pratiques occultes dans les espaces sacrés, domestiques ou funéraires, les tensions vives entre religion, médecine, philosophie et pouvoir impérial, la puissance performative de l’écriture, la charge opératoire des mots, des noms et des invocations, la force symbolique des objets rituels comme les amulettes ou les gemmes gravées, la construction rhétorique de la figure du magicien, et enfin, la résonance de ces rites ancestraux dans l’imaginaire moderne.
La magie du plomb : quand la parole grave le destin
Le livre s’ouvre non sur une thèse, mais sur un drame. Celui de Politoria, esclave romaine du IVe siècle, qui, pour échapper à un destin funeste, confie son espoir à une froide et fine feuille de plomb. Ce prélude orchestre d’emblée la tonalité de l’ouvrage : une archéologie de la nécessité. Thomas Galoppin nous plonge dans la matérialité brute du rituel, où chaque geste compte, où chaque mot gravé devient une arme contre l’ordre des choses. Le stylet qui griffe le métal, le clou qui perce la prière, le choix de la nécropole comme lieu de dépôt : tout ici affirme le lien viscéral entre la parole, la subversion et une espérance farouche. Ce n’est pas le portrait d’un monde enchanté, mais celui d’une solitude immense, où le recours au divin emprunte les chemins les plus secrets, les plus souterrains. Une affaire de survie.
L’auteur tisse ainsi, dès les premières pages, une toile conceptuelle où la supplication murmure la vengeance, où la prière la plus intime devient un acte de dissidence. Il nous fait toucher du doigt cette conviction antique que le verbe peut contraindre le réel, que le nom, une fois prononcé ou inscrit, exerce une emprise irréversible sur la personne qu’il désigne. Ce premier mouvement, intense et précis, enveloppe le lecteur dans une atmosphère à la fois érudite et vibrante, où l’analyse historique se colore d’une sourde mélancolie. La magie est ici une cicatrice inscrite dans le métal.
Figures de l’ombre : quand la magie dit les colères du monde ancien
L’ouvrage progresse ensuite par vagues concentriques, en déployant une galerie de récits qui polit, strate après strate, notre compréhension du phénomène.
Le premier est le récit des objets. L’auteur se plaît à faire parler la matière. Le plomb, dense et mat, devient le support privilégié des colères rentrées ; la cire, malléable, se fait le double fragile des corps à envoûter ; la pierre gravée, dure et pérenne, porte en elle la promesse d’une protection éternelle. L’auteur nous conduit dans un atelier où chaque matériau possède sa propre grammaire, révélant un univers où le symbolique et le physique sont inextricablement liés.
Le deuxième est celui des rituels. La quête amoureuse, dont la poésie antique se faisait l’écho, prend ici une tournure bien plus crue. Thomas Galoppin expose, sans fard, la violence inhérente aux philtrokatadesmoi, ces enchaînements érotiques où la domination masculine se déploie sans artifice. Sarapammon ne se contente pas de désirer Ptolémaïs : il veut la posséder, la traîner « par les cheveux, les entrailles », la réduire à un corps privé de volonté. Le rituel magique, loin du charme romantique, devient le théâtre d’une coercition brutale. De la même manière, la compétition féroce entre auriges à Carthage, la vengeance d’un commerçant floué, le règlement de comptes judiciaire à Athènes : chaque contexte module les formes de l’imprécation, montrant que ces pratiques forment un outil social, un régulateur des passions, un arsenal symbolique face aux injustices perçues.
Le dernier est celui des figures, ces silhouettes spectrales qui hantent la littérature et les minutes des procès. La saga, entremetteuse au savoir-faire ambigu ; la lena, figure du désir tarifé ; le devin, oscillant entre prestige et charlatanisme ; enfin, le mage, dont Galoppin retrace avec finesse la construction rhétorique. D’Apulée se défendant du crimen magiae à la nécromancienne Érichto de Lucain, en passant par le prophète-entrepreneur Alexandre d’Abonoteichos, nous comprenons que le magicien est moins un personnage qu’un miroir tendu à la société, un réceptacle des peurs collectives face à l’étranger, à la femme savante, à l’intellectuel subversif.
La magie comme voix des oubliés
Plus qu’une étude sur une pratique antique, Entre le plomb et les pierres orchestre une méditation profonde sur les pouvoirs pérennes du langage et sur les marges de l’expérience humaine. Que nous disent ces textes de nos propres rapports au désir, à la justice, à la mort ? Dans une époque saturée d’images et de discours désincarnés, cette plongée dans un monde où la parole était un levier soulevant le réel, résonne d’une actualité troublante. La question, laissée en suspens, flotte au-dessus du livre.
En s’appuyant sur les travaux d’une Judith Butler, on pourrait voir dans ces rituels la forme la plus radicale du langage : la parole non seulement dit, mais elle fait. L’incantation n’est pas une description, elle est une action, elle s’inscrit dans le corps du monde. En cela, Thomas Galoppin nous offre une perspective vertigineuse sur la foi que l’humanité a placé, et place peut-être encore, dans la puissance opératoire du verbe.
Surtout, une lecture politique de l’ouvrage se dégage. La magie, telle qu’elle est exhumée ici, se révèle être le répertoire des silencieux. C’est la voix de ceux que l’histoire officielle a tus : l’esclave, la femme répudiée, l’artisan ruiné. Comme l’a montré Paulin Ismard pour la Grèce antique, l’histoire s’écrit aussi depuis ses fractures. La tablette de défixion, cachée dans la terre d’une tombe, devient ainsi le pendant souterrain et contestataire de la stèle gravée sur le marbre de l’agora. C’est la prise de parole de ceux à qui on l’a refusée, une forme de justice sauvage et poétique. Et c’est peut-être là, dans cette restitution d’une puissance fragile et clandestine, que réside la force à la fois sombre et lumineuse de ce livre passionnant et essentiel.

Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.