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Karim Kattan, Hortus conclusus. Ed. Extrême contemporain, 25/04/2025, 168 pages, 16 €

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Tirant son titre d’un verset de la Vulgate (le “jardin clos” du Cantique des cantiques), avec Hortus conclusus, Karim Kattan compose une œuvre poétique à la fois fragmentaire et cohérente, libre et enracinée. L’espace sacré est féminin, protégé, désiré et intime. Nous étions habitués à des romans situés d’un autre genre, et voilà qu’il nous offre un recueil de mots, de vers au travers desquels on se promène comme dans un jardin littéraire. Ce troubadour palestinien a décidément plusieurs cordes à son arc ! Chaque poème est une parcelle “enclose” et ouverte à la fois qui rend à la fois le tout comme un espace d’une rare densité.

Parfois en vers ou en prose les genres et les mondes finissent par se croiser comme des fils qui cherchent à tisser une toile unique avec des couleurs différentes. La matière est unique, et le grain est fin et délicat. Comme à l’accoutumée, et surtout depuis son dernier roman, on retrouve des tics littéraires, des fragments de science-fiction et ésotériques, de mythologie arthurienne, de rêveries antiques et érotiques, et enfin d’échos bibliques. Certains seraient gênés de se dévoiler, et chercheraient une quelconque échappatoire, mais diantre Karim assumer parfaitement cette hybridité intertextuelle, et ce mélange des traces dans son écriture qui est à la fois quête, recherche et tradition. Hortus conclusus est une expérience sensorielle, intellectuelle et, comme Palestinien forcément aujourd’hui politique. Comment en serait-il autrement ? Les lieux évoqués sont souvent en ruine, ou déjà disparus : Aulide, Camelot, Gaza. Les poèmes Check-point ou En Aulide, où la violence politique infligée à la Palestine, à Gaza se lisent avec une intensité poignante et vraie nourrie par sa propre expérience. Check-point, est un texte court, percutant évoquant la brutalité de l’occupation israélienne à travers un lieu de passage devenu un non-lieu. Dans le poème En Aulide Karim Kattan nous propose une relecture du mythe d’Iphigénie en questionnant le sacrifice, la violence rituelle et l’oubli. Il relie la guerre antique à la guerre moderne, montrant que les corps offerts à la mort sont toujours ceux des plus vulnérables.

Des poèmes évoquent l’amour Queer (en écho à L’Éden à l’aube), avec une poésie du désir assumé. Homosexuel, il ne cache pas ses préférences affectives sans en faire la raison formelle de son écriture. Le corps devient lieu de mémoire et de violence, mais aussi de transgression et de renaissance. On sera sensible à la sensualité forte qui traverse plusieurs poèmes mêlant Éros (l’amour érotique) et Thanatos (la mort) laissant transparaître un rapport mystique au corps.

Le poète ne cherche pas à “expliquer” la Palestine. Le recueil de poésie n’est ni militant, ni politique. Il est ouverture au Monde, à la douleur et à l’espérance. Il souhaite en rendre compte tout en refusant un rôle de témoin que l’on voudrait lui faire assumer. Son projet n’est pas celui-là même si écrire en temps de guerre reste sans doute un engagement salutaire… Pour autant, la Palestine rêvée mais omniprésente. Né à Jérusalem, sa famille vit à Bethléem derrière le Mur. Le politique s’introduit et se “réfugie” (lui aussi) dans les moindres recoins des corps, des paysages et de l’imaginaire où la perte, l’exil, la destruction d’un pays et de villages, des Hommes eux-mêmes sont présents de bout en bout de ce recueil. La condition palestinienne est de façon existentielle et intime.

L’auteur pourrait écrire en Arabe, mais il y a ce qui se vit au cœur et dans les entrailles, et ce qui se dit autrement dans une langue qui lui est devenue familière comme un deuxième poumon à travers de laquelle il peut se dire pour laisser monter ce que son cœur et son identité palestinienne ont à nous partager. Sa francophonie est plurielle et ouverte. La seule nécessité qu’il éprouve comme poète est de “créer quelque chose qui, à un moment, me plaît”. Néanmoins, pour entrer dans cet univers particulier (le sien forcément), il faut y entrer progressivement et avec un certainement investissement, et peu de convictions pour dépasser le côté “cérébral” et “abstrait” ; et la Palestine, elle, se raconte à travers des récits universels.

Ce qu’il propose à ses lecteurs est quelque chose de nouveau et d’expérimental qui n’enlève rien à l’écriture du romancier. Il lui donne des rondeurs, une profondeur généreuse et pleine de tendresse et de force qui casse avec l’aspect hermétique de son texte. “Je suis un écrivain qui peut aussi bien parler de l’Occupation que d’un mythe grec” (Préface de Hortus conclusus). Le jardin est perçu comme un refuge intérieur, comme un espace de rêverie et de sensualité. À l’instar des Jardins de l’Alhambra ou des cloîtres monastiques, il exprime cette part d’attirance mémorielle des Jours de la Création où tout semblait (encore) possible, ouvert sur la Promesse d’un temps béni. Mémoire de la Création, mémoire des fleuves de la Mésopotamie, mémoire d’Al Andalus, mémoire arabe des poètes comme Ibn Arabi, Ghazali, Rûmi. Telles “Les Rêveries du promeneur solitaire” de Jean-Jacques Rousseau, nous cheminons avec l’auteur dans les allées de ce Jardin. Et, l’on me permettra ici un excursus à son sujet le rapprochant lointainement du texte qui nous occupe aujourd’hui. Le texte des Rêveries débute par des mots qui pourraient nous resituer dans l’univers de ce que décrit Karim Kattan, et principalement au sujet de la Palestine : “Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère de prochain d’ami de société que moi-même“.
L’homme semble apaisé. “Ces feuilles ne seront proprement qu’un informe journal de mes rêveries. (…) Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivait ses Essais que pour les autres, et je n’écris mes rêveries que pour moi.”

Le texte de Karim Kattan manifeste une force créatrice particulièrement active et efficace au travers duquel s’exprime un espace de résistance, clos et potentiellement assiégé comme la Palestine toujours malgré elle instable. Elle continue à être jetée sur les chemins de l’errance et de l’exil qui n’en finit pas. Dans cet Hortus conclusus la Palestine reste l’horizon d’une quête et d’un imaginaire à créer au-delà même du témoignage du poète. Il invente une Palestine rêvée. Il y a un ailleurs à créer et à rejoindre… Le langage poétique de Kattan est traversé d’images puissantes, parfois opaques mais toujours évocatrices et teintées de mélancolie.

Le parallèle que l’on serait tenté de vouloir établir entre Hortus conclusus, et l’œuvre poétique de Mahmoud Darwich risque de n’être ni aisé ni certainement productif en tous points. Cependant, ce dernier nous permet de mesurer à la fois l’héritage et la rupture entre ces deux générations de poètes palestiniens. Tous deux écrivent la Palestine, mais avec des postures, des langages et des esthétiques profondément distincts.

Enfin, on est tenté de chercher dans la littérature et la poésie palestinienne des correspondances avec d’autres auteurs. On pense naturellement à Mahmoud Darwich. Chez ce dernier, la Palestine est omniprésente et quasi sacrée. Elle prend figure d’une mère perdue et d’une terre promise spoliée par l’Occupant israélien. Elle est aussi une figure poétique personnelle et collective. La Palestine de Karim Kattan est présente et déconstruite. Elle n’est pas le centre du poème, mais en arrière-fond, sans l’enfermer et en la “mythifiant”. La thématique évolue et se déploie autrement.

Mahmoud Darwich s’inscrit dans la tradition lyrique arabe donnant aux vers une expression “sonnante et chantante”. Il devient au fil du temps “le Poète du peuple” dans une langue musicale, prophétique comme le fut jadis durant la Guerre d’Espagne, Miguel Hernandez. La poésie du jeune palestinien joue avec les codes contemporains en fragmentant la voix pour souligner le morcellement du réel, le doute, la fragilité, et l’horizon qui reste… pour l’heure encore inatteignable. Il y a une part manifeste de trouble. Darwich, membre du Parti Communiste palestinien et proche de Yasser Arafat, est aux antipodes de l’écriture de Karim. Sa poésie est pleinement une forme de résistance. Selon lui, le poète est responsable d’un récit, d’un peuple. Il écrit avec une conscience nationale aiguë, dans une position quasi messianique. Darwich inscrit son œuvre dans les paysages réels ou symboliques de la Palestine : Ramallah, Galilée, Jaffa, Beyrouth… Kattan évoque des lieux parfois réels (Bethléem, Artas), mais aussi fictionnels ou transposés (Camelot, Aulide). Chez Darwich, le lieu est mémoire et blessure. En revanche Karim refuse cette posture en rejetant l’idée d’être un “représentant” de la Palestine. Il n’écrit pas pour incarner une cause. Il n’est pas “LE” poète national de la cause palestinienne, qui donnera un des discours les plus aboutis et politiques de Yasser Arafat à la tribune de l’ONU. Son action poétique et son engament sont tout autres. Cela ne veut pas dire qu’il refuse une proximité et une sorte de témoignage. D’ailleurs, il l’affirme sans détour : “Je ne veux pas jouer au Palestinien pour un lectorat étranger… Mais l’histoire nous oblige.”

Le jeune palestinien ne se revendique pas héritier de Mahmoud Darwich. Néanmoins, lui comme d’autres poètes et écrivains palestiniens, hérite d’une tradition poétique palestinienne où écrire, c’est résister. Son écriture est davantage “individuelle”. Il n’écrit pas pour une cause mais “pour lui-même” ; et au cœur de son texte il y a forcément ce qui lui est pleinement ontologique. Il propose une exploration de soi, du désir, du fantasme, sans dépolitiser sa plume. L’angle d’attaque est différent mais tout aussi percutant. Ils n’ont certes pas le même âge. Ils ne vivent pas à la même époque, et depuis bien des choses ont évolué… Tous deux incarnent deux âges de la poésie palestinienne. Un jardinier-militant faisant sortir des mots sur la terre déjà travaillée par son prédécesseur plus âgé, et qui avait ouvert le chemin à son jeune successeur. On se demande pourquoi au printemps dernier La Maison de la poésie n’a pas associé ce jeune poète et romancier en vogue aux rencontres poétiques palestiniennes à la fois célébrées dans ses murs et sur la Place Saint Sulpice, à Paris… ?

 

La Palestine mérite d’être ce jardin à la fois clos et ouvert sur des horizons, sur des champs de blé et de fleurs qui annonceront la paix, et une espérance pour tout un peuple… Pour le moment, elle est enfermée et endeuillée sans pouvoir exister pour elle-même. Ses enfants n’ont que la résilience et l’imaginaire comme toute espérance poétique et politique. Le temps des poètes viendra bientôt. Espérons-le… Un livre à savourer à petite gorgée ou d’un seul trait selon votre soif. À lire !

Image de Chroniqueur : Patrice Sabater

Chroniqueur : Patrice Sabater

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