Jean Nainchrik, Tu m’as volé mon étoile, Éditions Récamier, 09/01/2025, 161 pages, 18,90 €.
Tu m’as volé mon étoile est un livre délicat et poétique sur la mémoire indélébile d’un premier amour intense que, à 17 ans, Jean Nainchrik – le narrateur – a accueilli totalement étonné mais éperdument consentant. En effet, comment lors du voyage scolaire en Italie clôturant l’année du baccalauréat de 1958, aurait-il pu résister à l’énergie, l’aisance et la beauté presque impertinentes de Léo qui, depuis un moment déjà et non sans une apparente désinvolture, lui accordait son attention et dont la présence le troublait et l’émouvait ?
Ode « à l’amour, au grand amour vécu, rêvé, perdu » d’autant plus juste que Tu m’as volé mon étoile le restitue au regard de l’histoire d’un monde qui n’a pas manqué d’y poser ses marques : notamment, celle terrifiante et mortifère de la Shoah ou encore celle rassurante et ouverte d’un enseignant soucieux de transmettre l’exigence et le plaisir d’apprendre et d’être pleinement soi.
Une ode à une passion amoureuse incandescente
Avant le voyage de l’été 1958 à Rivazzurra sur la côte Adriatique, timide, Jean était déjà secrètement sous le charme ravageur de Léo. Quels que fussent les contextes et les circonstances où ce dernier se trouvait et sa manière d’y agir, sa personnalité, tout à la fois étincelante et volontairement décalée s’imposait d’emblée.
Au Lycée, Jean fut surpris que Léo eut à cœur de le défendre face à Vignault auprès de qui il passait pour « un faible, de ceux qui attirent des rancœurs qui n’ont pas de justification et qui paient cette espèce de liberté intérieure qui échappe aux autres et leur fabrique une identité de tête de Turc ». Outre une beauté éclatante que personne ne pouvait ignorer, Léo se para alors aux yeux de Jean des qualités du justicier protecteur. Et, apprenant que, comme lui, Léo serait du voyage en Italie, Jean sut confusément qu’il avait terriblement envie d’être à ses côtés.
La chambre que Jean a partagée avec Léo à Rivazzurra fut le lieu où le « moment de bascule » se produisit ; là, il apprit que « l’amour est une musique qui envahit tout sans prévenir », qu’au rythme de « leurs souffles accordés, la nature masculine de Léo s’effaçait ». Pour tous deux, les nuits à Rivazzurra furent, au-delà du plaisir physique, une révélation, « prenant la forme d’une béatitude ».
Quand de retour d’Italie, gare de Lyon, conformément à la manière de faire de Léo, les deux jeunes hommes se séparèrent presque nonchalamment, comme si de rien n’était, Jean ne savait pas encore qu’ils ne se reverraient pas et que leur amour alors naissant ne le quitterait pas, que ses relations amoureuses ultérieures, avec des femmes et d’autres hommes, échoueraient toujours, comparées à ce premier amour.
Léo devenu photographe de guerre fut gravement blessé au côté des soldats israéliens sur le mont Sinaï en 1973. Jean ne put pas lui rendre visite à l’hôpital du Val-de-Grâce où il avait été rapatrié ; il n’a pas voulu voir « son amour abîmé ». En 2023, devant la tombe de Léo au cimetière de Bagneux, Jean put lui dire que « le printemps n’a jamais cessé d’être toi au fond de moi. Jamais un instant je n’ai imaginé l’hiver de nous ».
Quand l’amour unit deux descendants de la Shoah
Alors qu’en 1973, Léo est « dans cette histoire de Kippour », c’est par Hélène, la mère de ce dernier, que Jean apprit que, comme lui, il était juif. Dès lors, « c’est toute l’histoire de sa famille massacrée dans les camps qui s’est brusquement installée entre eux », en même temps que celle du père de Léo qui, en cachant Hélène, lui permit d’échapper aux rafles organisées en France.
Pour « supporter un héritage de massacres dont leurs deux enfants sont rescapés par procuration », Marie et Simon, les parents de Jean, n’ont jamais douté qui lui et sa sœur « iront loin car ils sont leur victoire, leur infinie espérance, la force et la lumière qui vengent les ombres du passé ». Et même s’ils ne roulaient pas sur l’or, bien sûr que Jean irait en Italie ! Ce voyage était une occasion inespérée dont leur fils devait bénéficier « pour nourrir sa sensibilité et lui ouvrir des horizons ». Ils étaient convaincus que, « chargé par l’amour et la confiance qu’ils lui portaient », leur fils saurait le vivre comme une contribution à ce qu’il était en train de devenir, même si, à 17 ans, ce devenir n’en est encore qu’à poser des jalons fragiles et incertains.
En 1941, le jeune homme qui, la veille avait frappé à la porte d’Hélène accompagné d’un homme plus âgé, pour vérifier son identité, s’est présenté à nouveau chez elle le lendemain, lui enjoignant de préparer une valise et de le retrouver « place de la République. Je passerai vous prendre pour vous mettre à l’abri. Perdez pas de temps, ne mettez pas l’étoile jaune ». Hélène comprit que désormais son existence dépendait de ce jeune homme qui à sa question « que me voulez-vous ? » répondit « votre bien Mademoiselle, seulement votre bien ». Le jeune homme la conduisit vers le débarras de brocanteur isolé ou elle demeurera longtemps. Elle et lui se sont aimés dans ce lieu qu’elle nomma « ma réserve enchantée ». Elle y mit son fils au monde en l’absence du père, qui avait disparu depuis trois mois. Malgré les zones d’ombre entourant celui-ci, Hélène a retenu qu’il « avait grippé la machine policière au service des Allemands. Peut-être renseignait-il aussi la Résistance. Il l’a sûrement payé de sa vie ».
Jean et Léo ne se sont jamais dit qu’ils étaient juifs. Jean se souvient qu’un jour Léo avait lancé : « le sport c’est ce qui me sauve. Le reste, je m’en fous ». Maintenant, Jean sait que « ces deux mots : le reste » contenait toute l’histoire de la naissance de Léo, en 1941, dans le débarras de brocanteur. Il sait aussi que sa chaîne avec l’étoile de David perdue à Rivazzurra avait été dérobée par Léo qui l’a portée jusqu’à sa mort. Aujourd’hui, Jean peut mesurer combien cette étoile de David a scellé étroitement et à jamais la transmission de leur judaïté violentée et l’éblouissement de leur passion amoureuse.
Quand un professeur se fait passeur de possibles
En 1958, en classe de terminale au lycée Vauban de Courbevoie, Jean et Leo ont eu la chance d’avoir Monsieur Lepichon comme professeur de mathématiques. Chauve et tout en rondeurs, ce dernier, certes, « ressemblait à son patronyme mais pas à sa réputation ». Avec lui, « toutes les idées reçues n’avaient qu’à prendre leurs jambes à leur cou ». Il nourrissait ses démonstrations mathématiques en pratiquant des échappées belles dans la littérature, le cinéma et les autres arts. Sa manière d’enseigner avait pour objectif « d’augmenter les connaissances par surprise, mais aussi d’agir sur la structuration de l’esprit » tout en lui ouvrant des possibles.
Lepichon, comme ses élèves l’appelaient, ne se limitait pas à très bien enseigner les mathématiques, notamment en sachant rendre savoureux les raisonnements les plus complexes, il avait aussi le souci d’éveiller, en les bousculant s’il le fallait, ses élèves à ce qui se passait dans la société ici et maintenant. Quand, par exemple, avant de démarrer son cours, il évoquait en tonnant la guerre d’Algérie, si les élèves étaient d’abord interdits par les libertés que prenait leur professeur, salutairement, il les amenait à se demander « s’ils allaient échapper à cette putain de guerre, si elle s’éternisait ». Par conviction profonde, Lepichon tenait à ce que ses élèves comprennent qu’en lui le professeur et l’homme engagé ne faisaient qu’un ; quant à ses élèves, qu’ils fussent à l’aise ou pas avec les mathématiques, tous lui étaient gré de son goût critique et impliqué pour la liberté et de son désir qu’ils s’en saisissent à leur tour pour découvrir et réaliser leurs possibles.
À Rivazzurra, que ce fut parce que les idées de Lepichon infusaient déjà en Jean et confortaient l’appétence de Léo à prendre la tangente, ou parce que les promesses de soirées festives contrebalançaient avec équité les visites de Musées programmées dans la journée, toutes et tous ont vu leur accompagnateur comme un cadeau d’autant plus apprécié que « sa tenue de baroudeur estival lui assurait la certitude d’une tendre et confortable popularité ».
En 1958 et 1973, dates clés de l’amour entre Jean et Léo, « l’homosexualité était un délit, une mise au ban de la société » et la revendiquer « était une souffrance, voire une provocation » qui constituait ceux qui la vivaient en coupables. Tu m’as volé mon étoile montre que, même en en payant le prix fort, leur amour a résisté face à cet interdit. Surtout, son auteur nous offre un texte relatant avec subtilité et tendresse les ressorts sociétaux d’un grand amour en train de naître au rythme de la vie lycéenne de la fin des années cinquante et travaillé par le poids de la Shoah, alors tue.
Chroniqueuse : Eliane le Dantec
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