Temps de lecture approximatif : 4 minutes

Lorsque l’on parle d’Épicure, plutôt que la “Lettre à Ménécée”, ce sont bien souvent deux formules horatiennes passées à la postérité qui viennent à l’esprit, le fameux carpe diem et les “pourceaux d’Épicure”. Rien n’est pourtant plus éloigné de la doctrine de l’école du Jardin que ces expressions qui suggèrent un hédonisme et une recherche sans borne du plaisir. Épicure n’avait rien d’un jouisseur, au sens où nous l’entendrions ; s’il y a jouissance, elle est retenue, contrôlée, positive ; ascétique et non débridée. Et pourtant, dès l’Antiquité, c’est bien cette image populaire-là qui se diffuse dans la société.
À bien des égards, le livre d’Aurélien Robert, chercheur en philosophie au CNRS, fonctionne comme une enquête sur la réception de l’enseignement d’Épicure (342-270 avant J.-C.) jusqu’à la Renaissance. Son fil rouge trouve un écho particulier en cette année du septième centenaire de la mort de Dante auquel le titre, “Épicure aux enfers”, fait référence. Dans “La Divine Comédie”, durant sa catabase en compagnie du poète latin Virgile, le poète florentin aperçoit au chant IV, dans les limbes infernaux, un banquet de philosophes. Tous, parmi les plus célèbres et les moins connus, sont présents : Socrate, Platon, Aristote, Démocrite, Diogène, Héraclite, Cicéron, Sénèque… même les musulmans Avicenne et Averroès ! Seul Épicure semble être absent. Il n’apparaît avec ses disciples qu’au livre X, lorsque Dante et Virgile traversent le sixième cercle des enfers, réservé aux hérétiques. Qu’est-ce qui lui est donc reproché pour subir de tels tourments ?
L’auteur revient longuement sur les fondements de la philosophie épicurienne. Comme sa principale école rivale le stoïcisme, l’épicurisme est un eudémonisme, une quête du bonheur dont l’éthique repose sur l’ataraxie, l’absence de trouble de l’âme. Épicure considère le plaisir comme le souverain bien, vécu surtout comme une absence de douleur, donc de trouble. Du côté de la physique, il enseigne qu’au vide s’opposent les atomes qui composent toutes choses, y compris l’âme humaine. Celle-ci disparaîtrait en même temps que le corps. Enfin, il démythifie les dieux qui, dans un état de bonheur, d’ataraxie, seraient certes des modèles à imiter, mais seraient surtout indifférents au sort des mortels. Les problèmes que pose l’épicurisme ne manquèrent pas d’être soulevés dès l’Antiquité par ses adversaires (notamment par Cicéron). La place du rituel et du rituel religieux dans la société gréco-romaine est fondamentale. Si les dieux ne s’intéressent pas aux vies humaines, il ne servirait à rien de les vénérer. Or, après l’avènement de l’empire, les empereurs font aussi l’objet d’un culte. Par ailleurs, la consécration du plaisir comme le souverain bien, au lieu d’être comprise comme un moyen et non une fin en soi, sinon par les lettrés au moins par le plus grand nombre, a donné de l’épicurisme une vision dégradée, celle des pourceaux, des jouisseurs hédonistes immortalisés par le poète latin Horace au Ier siècle avant J.-C.
Il faut imaginer, et Aurélien Robert nous y aide grandement, le débat et les disputes permanentes entre écoles philosophiques. Les lettres du stoïcien Cicéron témoignent de sa compréhension fine de l’épicurisme, auquel il reproche les excès populaires évoqués. Sénèque (Ier siècle après J.-C.) essayera davantage de rapprocher ces deux philosophies. Lorsque apparaît le christianisme, certains arguments sont déjà présents dans le débat philosophique. Mais, ce qui heurte particulièrement les chrétiens, c’est bien sûr la mortalité de l’âme, eux qui espèrent la résurrection des corps dans l’au-delà. Il est amusant de souligner que d’une doctrine philosophique ou religieuse à l’autre (judaïsme et islam compris), les critiques adressées entre elles restent sensiblement du même ordre.
Comme le rappelle le chercheur, l’hérésie vient du grec “hairesis”, qui signifie “opinion, choix”. Il n’y a pas d’abord une conception morale de l’hérésie : il s’agit, en toute liberté, de choisir entre les différentes doctrines philosophiques celle qu’on préfère. La construction des dogmes chrétiens a lentement conduit à disqualifier l’adversaire sous ce terme. La popularisation de l’épicurisme, au sens horatien d’hédonisme, qui s’est imposée dès l’Antiquité, rejette sur l’épicurien toutes les formes d’hérésies. S’est bâtie autour de ce contre modèle de l’hérétique épicurien une véritable pastorale chrétienne visant objectivement à représenter pour le plus grand nombre la voie à ne pas suivre.
La place que Dante a accordée à Épicure dans le cercle réservé aux hérétiques semble lui retirer sa qualité même de philosophe. D’un côté, il y a une vulgarisation (erronée) de l’épicurisme ; de l’autre, la personne même d’Épicure est rejetée. Aurélien Robert montre bien que, par conséquent, la philosophie de l’école du Jardin n’a jamais été complètement oubliée, mais mal comprise. Des théologiens chrétiens comme Pierre Abélard ou Jean de Salisbury, ont essayé à travers le genre des vies de philosophes, de concilier les doctrines philosophiques aux exigences de la foi. En effet, les témoignages qui nous sont parvenus sur la vie du philosophe nous montrent un homme frugal, à l’écart du monde, entouré de ses seuls amis, conformément à l’idéal épicurien. Ces vies médiévales avaient donc un usage d’édification à l’égard des chrétiens, selon l’argument de la honte : comment des païens pouvaient-ils être plus vertueux que certains chrétiens ? Dans son “Policraticus”, Jean de Salisbury indique qu’il est “possible de leur emprunter leur sagesse, car “leurs jardins sont remplis de fleurs parfumées et pleines de fruits”.
Il est difficile de rendre compte de l’excellent travail d’Aurélien Robert, qui fourmille de détails captivants. Ce livre nous semble véritablement essentiel à plusieurs titres. Il montre la continuité entre l’Antiquité et le Moyen Âge, loin de la rupture élaborée ensuite par les hommes de la Renaissance. À travers l’exemple d’Épicure et de la philosophie épicurienne, notamment autour de la notion de plaisir que nous n’avons pas évoquée, mais bien présente dans le livre, il bouscule nos préjugés sur ce long millénaire médiéval. De même qu’il n’y a pas eu une rupture brutale entre les hommes de l’Antiquité et ceux du Moyen Âge, la Renaissance s’est appuyée sur les échanges et les idées qui circulaient déjà abondamment. S’éloigne de nous la conception d’une Renaissance redécouvrant une Antiquité perdue.

S’il était romancier, à la manière d’un Umberto Eco, Aurélien Robert aurait la matière pour rédiger un merveilleux roman érudit, en plein cœur du quartier latin par exemple. Nous avons déjà ce livre passionnant, que les amoureux de philosophie et d’histoire médiévale, ne manqueront pas d’éplucher jusqu’à la dernière note.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Robert, Aurélien, “Epicure aux Enfers : hérésie, athéisme et hédonisme au Moyen Age”, Fayard, “Histoire”, 24/02/2021, 1 vol. (367 p.), 24,00€

Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE indépendant près de chez vous ou sur le site de L’ÉDITEUR

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Histoire

Comments are closed.