Epicure – Lettres, Maximes et Sentences, Trad. Alfred Ernout et Jean-Louis Poirier, Introduction et notes André Comte-Sponville, Les Belles Lettres – Classiques en poche – Bilingue, 2024, 1 vol. (149 p.), 13,50€
* Les numérotations en chiffres romains renvoient à l’introduction d’André Comte-Sponville tandis que celles en chiffres arabes renvoient à la traduction des textes d’Epicure, avec une numérotation continue des pages.
Ce volume comprend une introduction, une note sur la présente édition et un appareil critique préparés par André Comte-Sponville, accompagnant et présentant les Lettres et Maximes d’Epicure traduites par Alfred Ernout ainsi que les Sentences vaticanes traduites par Jean-Louis Poirier. Cette édition bilingue est précieuse, pour les spécialistes comme pour les lecteurs avertis, par ses contenus comme par son format. D’une part, cela a son importance de pouvoir emporter partout, avec soi, et le texte grec de référence, et une traduction elle aussi de référence, et une mise en perspective aussi synthétique qu’enthousiasmante. D’autre part, l’appareil critique proposé par André Comte-Sponville éclaire efficacement et utilement certains passages qui, traduits, restent souvent obscurs (notamment dans la longue Lettre à Hérodote), tandis que l’introduction proposée est un excellent texte didactique pour qui veut s’initier au « philosopher » d’Epicure. En outre, cette édition rend à nouveau possible la lecture des traductions Ernout-Poirier devenues difficiles d’accès.
L’actualité de la pensée épicurienne et ses paradoxes
André Comte-Sponville nous offre de très beaux énoncés, ramassant de longs développements chez Epicure et plus encore chez Lucrèce :
- « L’âme ou l’esprit ? Ce n’est qu’une partie du corps, donc d’atomes en mouvement, provisoirement rassemblés dans le vide immense » (XV*) : miracle de la vie et de la conscience humaine, lui-même racine d’une humilité radicale ;
- « Les dieux, […] Prenons plutôt modèle sur leur parfaite et bienheureuse sérénité, telle que nous l’imaginons » (XV) : les dieux et les sages épicuriens ne font qu’un, les seconds donnant vie aux premiers ;
- « […] L’épicurisme est un matérialisme spirituel, à tous les sens du mot […] » (XVIII) : comment énoncer une synthèse plus pure ?
André Comte-Sponville souligne (XIX) l’actualité de la pensée épicurienne face aux défis et aux conséquences de la surconsommation et de la frustration existentielle. Il montre aussi le compagnonnage philosophique entre l’Epicurisme et des expériences contemporaines, individuelles comme collectives, autour de principes de sobriété et de frugalité envisagés comme sources de bonheur.
L’Epicurisme est lié à un paradoxe historique et géographique qui ne peut que nous interroger, là aussi de façon très contemporaine. Il y a en effet, à l’époque d’Epicure, une forme de déclin grec qui, alors que les cités perdent leur liberté et que leurs Constitutions s’effondrent plus ou moins vite, voit pourtant une extension et une diffusion géographiques extraordinaires de l’univers philosophique, spirituel et artistique grec (VIII). Ce processus entraîne, encore paradoxalement, un effet réciproque : le renforcement des liens, déjà anciens au moment de la conquête d’Alexandre, avec l’univers philosophique, spirituel et artistique indien. Car ce qui reste largement occulté par la faiblesse des traces et méconnu par la difficulté de l’accès aux travaux érudits, c’est ce dialogue qui remonte loin dans les siècles entre les univers spirituels grecs et indiens. Encore aujourd’hui, il est aisé de s’en rendre compte en lisant une bonne traduction de la Baghavad-Gîtâ (Les Belles Lettres, 2022) : par-delà les singularités culturelles et philosophiques, la parenté de nombre d’énoncés philosophiques reste troublante et stimulante.
Les trois lettres d’Epicure et les trois parties de sa philosophie
Un seul petit regret, cependant, est à signaler. En effet, l’opinion commune est reprise (Introduction XI) selon laquelle la Lettre à Hérodote et la Lettre à Pythoclès s’occupent de Physique et présentent donc la science de la nature (physiologia) sur laquelle Epicure appuie sa philosophie, tandis que la Lettre à Ménécée traiterait le volet éthique. Si l’on suit la connaissance que l’on a de l’enseignement épicurien, celui-ci comportait trois parties : Canonique, Physique et Ethique. Il n’y aurait donc pas eu de Lettre consacrée à la Canonique épicurienne. Rien n’est moins sûr. En effet, il paraît possible de proposer que la Lettre à Hérodote soit considérée comme un texte qui porte sur la Canonique mais appliquée, car elle ne peut se comprendre que de façon appliquée sur ce qui constitue en fait les fondements du monde : atomes, vide et composés. La Lettre à Pythoclès serait une lettre plutôt consacrée à une partie de la Physique en tant que science de la nature et des phénomènes naturels perçus par les sens, tandis que la Lettre à Ménécée est bien une lettre consacrée à l’éthique. Les précisions d’André Comte-Sponville sont proches de cette hypothèse quand il indique que la Lettre à Hérodote porte « sur les principes fondamentaux, aussi bien théoriques […] que réels […] » (XI).
La Lettre à Hérodote est profondément marquée par la Canonique épicurienne, même si des éléments se trouvent aussi dans la Lettre à Pythoclès. Ainsi dans ce texte, Epicure commence (5) par souligner l’importance de la clarté du langage, l’obligation de tout rapporter aux sensations et à la réalité de nos représentations ainsi qu’aux affections. Il enchaîne avec des principes qui, manifestement, doivent guider la pensée juste propre à décider du vrai et du faux (7) : que rien ne naît de rien ; que rien ne retourne au néant absolu ; qu’il n’y a que le Tout et qu’il ne peut donc se transformer en autre chose ; que le Tout n’est que de matière et de vide ; que le Tout est infini ; que les mondes sont en nombre infini ; que quand il y a erreur, cela vient de notre propre opinion ; que les atomes ne changent pas ; que l’on ne peut recevoir pour vrai que ce que nous indiquent sensations et affections (31) ; que le corps et l’âme sont en réalité unis et non séparés (31) ; que les mondes sont périssables, etc. Il procède ensuite à un examen de chaque sens en tant qu’outil de perception, donc contribuant à la connaissance, et développe en réalité une théorie de la perception (ex. : 36-37). En outre, son propos porte là plus sur le rôle de la physique que sur la physique elle-même (47) et sur les critères et catégories permettant selon la belle traduction de Ernout « l’intelligence de l’ordre fondamental du monde » (49).
Une pensée épicurienne fondée sur une épistémologie pointue
Mieux, on discerne nettement dans la Lettre à Hérodote des passages relevant d’une épistémologie pointue. La traduction de Ernout la laisse particulièrement bien entrevoir. Ainsi de ce passage où Epicure indique que « rien de ce que nous venons d’exposer n’est contredit par nos sensations » (15). On est là très près d’une épistémologie que l’on retrouve dans la sociologie contemporaine, singulièrement dans l’Ecole de sociologie dite « de Chicago », sous le vocable d’ »induction analytique » (lire à ce sujet Howard S. Becker ou son « maître » Herbert Blumer). Il est possible aussi de rapporter ce type d’épistémologie à celle d’un Karl Popper (rationalisme critique), ou d’en voir un écho dans les principes de pensée d’un Descartes dans son Discours de la Méthode (le premier : « …, que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute »). Le « vrai » est alors ce qui est d’abord confirmé et ensuite non-infirmé par quelque observation. Le lecteur amateur de ces fondements philosophiques de la construction du raisonnement appréciera les synthèses proposées dans l’appareil critique (ex. : 18 et 19).
Mais, toutes les perspectives exposées sont toujours, fondamentalement et explicitement, rapportées au τέλος épicurien : l’ataraxie et la félicité (49). Mieux il est précisé comment les conditions épistémologiques de la connaissance sont en relation directe avec ce τέλος, donc avec l’éthique qu’il propose et expose dans la Lettre à Ménécée (51) ; notamment en attaquant frontalement la théologie astrale répandue dans l’esprit de ses contemporains.
La Lettre à Pythoclès est consacrée aux phénomènes physiques, notamment « célestes » au sens large. On y trouve également des éléments de l’épistémologie épicurienne que la traduction de Ernout rend également plus facilement accessibles au lecteur. Ainsi, Epicure précise bien qu’on ne peut raisonner à toutes les échelles du réel de la même façon : celle des phénomènes directement observables admet la pluralité des explications (57). On retrouve en introduction un certain nombre de principes de pensée déjà croisés dans la Lettre à Hérodote. Il développe dans la Lettre à Pythoclès une méthodologie dialectique, basée sur le « principe de l’explication multiple », imposant un aller-retour incessant entre ce que nous appellerions aujourd’hui « hypothèses » et « observations », n’éliminant définitivement aucune des premières tant qu’elle n’est pas infirmée par l’une des secondes (65). Ce en quoi, par-delà la téléologie constamment réaffirmée par Epicure, nous pouvons reconnaitre l’ascendance d’un esprit scientifique étonnamment moderne. Mais il y a là la trace, aussi, d’un exercice spirituel (au sens de Pierre Hadot) typiquement épicurien et visant une forme de libération mentale en multipliant les explications possibles et vraisemblables des phénomènes afin de n’être plus aliéné à une seule, acquise par l’éducation ou au contact de son environnement social. Cette « ouverture mentale », obtenue par cet exercice réflexif, rationnel et critique, est porteuse d’une libération possible de la pensée et de la conscience. Ici, Epicure l’applique aux phénomènes célestes. Mais la même logique peut être appliquée à tout phénomène, y compris humain et social. Ainsi, multiplier les explications possibles et vraisemblables du comportement d’autrui peut nous permettre de lever l’aliénation de notre conscience aux interprétations uniquement négatives de celui-ci (ou uniquement positives pour les « naïfs »). La Lettre à Pythoclès peut même être vue comme un livre d’exercices au raisonnement sur la base de la Canonique épicurienne. C’est très lisible dans la traduction d’Ernout. Epicure prend ainsi les phénomènes astronomiques ou météorologiques les uns après les autres et montre comment on peut appliquer à chaque fois le « principe de l’explication multiple ».
Le trésor de l’éthique et de la sagesse d’Epicure
La Lettre à Ménécée, quant à elle, est la lettre la plus connue, la plus lue sans doute, tant elle concentre l’essentiel de la sagesse épicurienne. Pourtant, elle reste, au fond, difficile à comprendre sans les enseignements des deux autres et il y aurait péril dans la compréhension de celle-ci à la séparer de celles-là. C’est ce que nous rappelle André Comte-Sponville par sa belle expression de « matérialisme spirituel » pour qualifier la philosophie d’Epicure. Il faut retenir que dès le début de cette lettre, Epicure positionne bien sa vision du philosopher comme pratique, comme « exercice spirituel » aurait écrit Pierre Hadot (91). Le texte aborde d’entrée la théologie épicurienne (93) puis passe à la question de la mort (95) avant d’aborder les questions intriquées des désirs, des choix et des rejets subordonnés à la santé du corps et à l’ataraxie, du plaisir comme état naturel (97, 99) mais aussi de l’autarcie et de la prudence, pour finalement clairement établir l’équivalence entre épanouissement des vertus et plaisir. On reconnaît jusque dans la structure de la lettre le fameux quadruple remède, le Tetrapharmakos, qui est résumé au paragraphe 133 (103).
Suivent le trésor des Maximes capitales (MC) et des Sentences vaticanes (SV) ; ces dernières sans doute d’Epicure lui-même, mais aussi de Métrodore (son cher ami) et d’Hermarque (son successeur à la tête de l’Ecole). Il y aurait tant à dire et à écrire. Mais relisons la MC XXVII : « Entre tous les biens que la sagesse nous fournit en vue du bonheur de la vie tout entière, le plus grand et de beaucoup est la possession de l’amitié ». Son aboutissement est sans doute dans la dernière maxime capitale, dont on peut soupçonner qu’elle fut écrite à la fin de sa vie par Epicure, alors que son si cher ami Métrodore l’avait déjà quitté. On remarquera, pour les SV, que les différents traducteurs ne font pas les mêmes choix de croisement entre MC et SV, certaines se trouvant redondantes entre les deux séries. Citons-en une seule, la SV79 : « L’homme qui a trouvé la tranquillité n’est cause de trouble ni pour lui-même ni pour les autres ».
Préserver l’avenir des Humanités
Comme nous l’avons déjà évoqué, c’est un enjeu d’importance que de disposer de plusieurs traductions pour toutes celles et tous ceux qui, loin de pouvoir lire dans le texte source, doivent accéder à la pensée de son auteur par des traductions. Leur multiplication n’est pas une compétition. Si chacun peut avoir ses préférences, il faut plutôt les voir, toutes ensemble, comme la taille progressive d’un même joyau dont chaque traducteur, ancien comme nouveau, fait apparaître une nouvelle facette et, avec elle, une nouvelle lumière. Alfred Ernout, Marcel Conche, Daniel Delattre et ses collègues (Pléiade), Jean-François Balaudé, Jean-Louis Poirier, Pierre-Marie Morel, etc. : tous nous aident à nous approcher d’Epicure, de sa pensée, mais plus encore de sa vie elle-même en tant que fruit d’un accomplissement spirituel.
L’importance de ce genre d’édition pour la survie (et peut-être un jour la renaissance) des Humanités est à souligner. Ainsi le lecteur curieux et déterminé, disposant de connaissances de base ou pas, peut ponctuellement retourner au texte lui-même, se faisant philologue amateur. Avec l’aide de ressources aujourd’hui en ligne (comme l’inaltérable dictionnaire Bailly et consorts), l’apprenti philologue peut s’essayer à relire les notices d’un mot ou concept essentiel : ataraxie, autarcie, plaisir, douleur, sensation, affection, etc. Dans une époque qui a réduit à la portion congrue l’accès aux Humanités au collège et au lycée, les éditions bilingues, alors qu’elles peuvent paraître désuètes voire obsolètes, sont au contraire vitales. Une civilisation qui n’est plus comprise ni vécue par personne est une civilisation disparue. Il est encore temps, même si les signes les plus préoccupants se sont accumulés au ciel de notre héritage spirituel gréco-romain.
"Cueille le jour, te fiant le moins possible à demain"
L’obsolescence de l’école du Jardin est d’ailleurs difficile à argumenter. En effet, élaborée dans des temps de troubles politiques et de désorientation philosophique, elle se trouve particulièrement adaptée à notre présent et à notre proche avenir. André Comte-Sponville nous le rappelle : « c’est quand tout va mal qu’on a le plus besoin de philosophie » (VII). Ce à quoi Epicure lui eut peut-être répondu que ce n’est pas quand tout va mal qu’il faut se mettre à philosopher. Si l’auteur de cette introduction à Epicure est exempt de ce reproche, ce n’est pas le cas de tous nos contemporains. La plupart n’entendent guère la mise en garde d’Epicure dans la SV14 (127) : « Nous ne naissons qu’une fois. Deux fois, ce n’est pas possible : quand il faut ne plus être, c’est pour l’éternité. Et toi, tu reportes le moment de jouir, alors que ton existence de demain n’est pas ; tout délai est autant de vie supprimée, chacun de nous meurt sans avoir pris le temps de vivre ». Horace enfoncera le clou deux siècles et demi plus tard avec son « Carpe Diem » dont on ignore trop souvent la suite : « carpe diem, quam minimum credula postero », soit « cueille le jour, te fiant le moins possible à demain ».
Chroniqueur : Zénon de Côme
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