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Mirinae Lee, Les 8 vies d’une mangeuse de terre, traduction lou Gonse, Éditions Phébus, 04/09/2025, 320 pages, 22,50€

L’autrice Mirinae Lee met en scène une femme centenaire qui raconte ses huit vies, à travers autant de masques et de rôles dans un XXe siècle coréen traversé de violences, de silences et de ruptures. L’héroïne incarne la mémoire vive d’un siècle de luttes féminines, de guerres, de traumatismes et de ruses de survie, dans un récit où l’oralité se fait réparation, et où chaque épisode devient une métaphore de l’histoire collective. Ce roman d’une rare inventivité formelle, oscillant entre fiction politique, récit de guerre, confession intime, thriller d’espionnage et mémoire féminine collective, s’inscrit dans une filiation avec Toni Morrison, Han Kang ou Marguerite Duras, tout en cultivant une voix singulière, polyphonique et percutante.

Dans l’antichambre de la mémoire

Le roman s’ouvre dans un lieu où les récits s’éteignent d’ordinaire : une maison de retraite, antichambre du silence où la narratrice, elle-même en quête de sens après un divorce, recueille les dernières volontés mémorielles des résidents. C’est là qu’elle rencontre Mook Miran, femme au physique étrange, à la clarté d’esprit déconcertante, qui détonne dans cet univers feutré. Au lieu de livrer un témoignage apaisé, Mook se présente comme une énigme, une performance vivante qui fait de sa propre finitude un spectacle vertigineux. D’emblée, elle renverse les attentes en défiant la nécrologue : elle condensera son existence tumultueuse non en trois mots, comme le veut l’exercice convenu, mais en huit, esquissant une vie de ruptures, de métamorphoses et de transgressions. « Esclave. Reine de l’évasion. Meurtrière. Terroriste. Espionne. Amante. Et mère. ». Cette litanie, à la fois programme narratif et acte de défi, pose la structure polyphonique du roman, promettant une exploration des identités fragmentées où chaque vie devient un masque endossé pour survivre. Mook orchestre sa propre légende, faisant de l’oralité un art de la guerre et de la séduction, invitant la narratrice, et le lecteur avec elle, dans le labyrinthe d’une mémoire aussi insaisissable que l’Histoire elle-même.

Les corps-archives et la mémoire fragmentée

Mirinae Lee déploie son récit à travers une structure éclatée, où les chapitres, intitulés « La première vie », « La cinquième vie », naviguent avec une liberté souveraine à travers les époques, imitant les soubresauts d’une mémoire traumatique qui refuse la linéarité. Chaque fragment révèle une facette de l’héroïne, en même temps qu’il expose une cicatrice de l’histoire coréenne. La géophagie de l’enfance, cette faim de terre, transcende le simple trouble psychologique pour devenir une puissante métaphore de l’arrachement au sol natal, une tentative désespérée d’ingérer la patrie perdue, de faire corps avec une terre violentée. Ce geste inaugural teinte l’ensemble du roman d’une sensorialité âpre et tellurique.

Le récit explore ensuite les zones les plus sombres du XXe siècle, notamment le système des « femmes de réconfort » durant l’occupation japonaise, un euphémisme glaçant pour désigner l’esclavage sexuel institutionnalisé. Avec une voix qui refuse la posture victimaire, Mirinae Lee incarne ce trauma dans le personnage de la « Conteuse », Yongmal, qui survit en faisant de ses récits une arme contre l’oubli et l’anéantissement. Le corps féminin devient alors un corps-archive, un territoire où s’inscrivent les violences du colonialisme et du patriarcat. Puis vient le chaos de la guerre de Corée, qui transforme l’héroïne en pyromane vengeresse, et enfin la guerre froide, qui la façonne en espionne naviguant entre les deux Corées. Chaque vie est une stratégie de survie, un rôle endossé avec une duplicité nécessaire, faisant de l’existence une suite de performances où le mensonge devient une condition de la liberté intérieure.

La survie comme dernière des ruses

En tressant ces multiples existences, Mirinae Lee livre une réflexion subtile sur la nature même de l’identité, qui se révèle moins une essence immuable qu’une construction mouvante, un acte de résistance permanent. Le parcours de Mook illustre comment les violences d’État – la colonisation, la guerre, la dictature – s’impriment dans les chairs, façonnent les psychés et contraignent les corps à une perpétuelle métamorphose. Le roman expose avec une lucidité remarquable le poids du silence transmis de génération en génération, les secrets qui hantent les lignées féminines, et la maternité comme un champ de bataille où s’affrontent la culpabilité, le deuil et l’instinct de protection.

Cette œuvre questionne également le statut du témoignage et la fiabilité de la mémoire. Mook, cette Schéhérazade des temps modernes, est-elle une source fiable ou une mystificatrice de génie ? Le doute qu’entretient l’autrice sur la véracité de ses récits invite le lecteur à une participation active, le transformant en juge, en confesseur et en dépositaire d’une histoire collective pleine d’ombres et de non-dits. L’écriture se fait acte de réparation, une manière de donner une sépulture de mots à celles et ceux qui furent privés de reconnaissance. Par sa construction virtuose et sa portée symbolique, Les 8 vies d’une mangeuse de terre est une magnifique invitation à réfléchir sur ce que survivre veut dire, dans un monde où se réinventer constitue la plus grande des ruses et la forme ultime de la dignité. Un roman qui hante durablement, par la puissance de sa voix et la justesse de son regard sur les blessures d’un siècle.

Chroniqueuse : Manon Lopez

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