Pierre-Étienne Franc, Sauver le monde pour le changer (et pas l’inverse), Éditions de l’Aube, 22/08/25, 214 pages, 20 €
Ancien industriel devenu investisseur engagé, Pierre-Étienne Franc livre un essai aussi dense que mobilisateur, où l’énergie devient métaphore de notre rapport au monde. Dans ce texte, il conjugue diagnostic technico-économique, autobiographie engagée et réflexion existentielle sur la transition énergétique. La question qu’il pose est simple mais abyssale : peut-on ralentir le monde… en allant plus vite ? Une lecture qui dérange et pousse à repenser l’accélération comme vertu stratégique.
De la connaissance impuissante à l’éthique du réveil
L’ouvrage s’ouvre sur un constat vertigineux : nous franchissons déjà le cap des 1,5 degré de réchauffement, bien avant les échéances redoutées, et nous fonçons allègrement vers les 3 ou 4 degrés. Pierre-Étienne Franc transforme cette prise de conscience en choc existentiel, refusant le confort des chiffres abstraits pour nous confronter à la matérialité du désastre : les vignes qui migrent, les nappes qui s’assèchent, les flux migratoires qui s’intensifient. Cette entrée en matière brutale constitue l’acte fondateur du livre : nommer l’évidence que nous refusons de voir.
Le paradoxe initial qu’il déploie frappe par sa simplicité terrible : nous savons exactement ce qu’il faudrait faire, nous disposons des études, des rapports, des scénarios, et pourtant les émissions continuent d’augmenter. Cette aporie entre savoir et agir structure toute la réflexion. L’auteur refuse les explications psychologisantes pour s’attaquer aux structures profondes de notre paralysie collective. Il identifie un hiatus systémique : notre modèle économique et énergétique contient en lui-même les germes de son impossibilité à se transformer.
La métaphore du talon et de la pointe, empruntée à la conduite automobile sportive, révèle toute sa puissance heuristique. Cette technique qui consiste à freiner et rétrograder simultanément devient sous la plume de Franc une clé de lecture de notre condition contemporaine : nous devons accélérer le déploiement des infrastructures décarbonées (la pointe) tout en ralentissant notre modèle productiviste (le talon). Cette tension dialectique traverse l’ensemble de l’ouvrage comme une basse continue. L’auteur assume pleinement cette contradiction : “Nous allons devoir combiner l’essor et l’appui, la vitesse et la lenteur, le retour et l’emballement.“
Hydrogène et puissance : une reconfiguration mondiale
L’hydrogène devient dans ce livre bien davantage qu’un objet technique : il incarne un récit d’expérimentation industrielle, politique et humaine. Pierre-Étienne Franc raconte comment, pendant quinze ans, il a participé à faire émerger cette filière, navigant entre les logiques industrielles, les pesanteurs bureaucratiques européennes et les mouvements erratiques des marchés financiers. Cette chronique d’un tournant technologique révèle les mécanismes intimes de la transition : les alliances improbables entre concurrents, les paris pascaliens sur des technologies encore balbutiantes, la construction patiente d’un consensus international.
Le récit personnel irrigue constamment l’analyse systémique. Quand l’auteur évoque son propre bilan carbone – “désastreux du fait des voyages” malgré tous ses efforts de sobriété quotidienne, il incarne les contradictions que nous portons tous. Cette honnêteté intellectuelle donne chair aux dilemmes abstraits. Les anecdotes sur les négociations bruxelloises, les réunions du Hydrogen Council, les confrontations avec les lobbies pétroliers transforment la bureaucratie climatique en théâtre humain où se jouent nos destins collectifs.
L’analyse des enjeux géopolitiques et fiscaux déploie une cartographie saisissante des rapports de force mondiaux. L’Europe y apparaît comme un géant réglementaire aux pieds d’argile énergétique, dépendante à plus de 50 % d’importations fossiles. La Chine surgit comme le véritable acteur de la transition, déployant chaque année plus de capacité renouvelable que toute l’Europe en trente ans. Les États-Unis oscillent entre leadership technologique et régression trumpiste. Cette géopolitique de l’énergie dessine les contours d’un monde où les cartes se redistribuent : le Maroc devient puissance énergétique potentielle, l’Afrique subsaharienne détient les clés du solaire mondial, l’Europe cherche désespérément sa souveraineté perdue.
Le style de Pierre-Étienne Franc oscille entre la technicité assumée – les exajoules, les gigawatts, les mécanismes de l’ETS européen – et une langue imagée qui rend sensibles les abstractions économiques. Quand il écrit que “nous sommes entrés progressivement dans l’ère des climanomics“, il forge un néologisme qui cristallise toute une mutation civilisationnelle. Les formules frappantes ponctuent le texte : “Dieu se rit des prières qu’on Lui fait pour détourner les malheurs publics, quand on ne s’oppose pas à ce qui se fait pour les attirer“, citation de Bossuet qu’il détourne pour dire notre schizophrénie climatique.
Homo energeticus : entre autonomie et dépendance
L’universalité du propos transcende largement la question énergétique. Pierre-Étienne Franc construit une véritable anthropologie de l’homo energeticus contemporain, cet être qui consomme l’équivalent de 400 esclaves énergétiques par jour tout en se rêvant libre et autonome. La réflexion sur notre rapport au temps constitue l’un des apports philosophiques majeurs du livre : chaque “artefact” qui nous fait gagner du temps génère sa propre entropie énergétique, créant une spirale d’accélération qui nous éloigne toujours plus du monde sensible. Cette méditation sur la “dépréhension” – notre perte progressive de prise directe sur le réel – résonne avec les travaux d’Hartmut Rosa sur l’accélération sociale et ceux de Bernard Stiegler sur la prolétarisation généralisée.
La pertinence pour le débat public éclate à chaque page. Les propositions concrètes fusent : création d’une carte de crédit carbone, politique de taux différenciés selon la vertu climatique des investissements, redéfinition du mandat de la BCE, taxation kilométrique des produits. Mais au-delà des mesures techniques, Pierre-Étienne Franc pose les questions politiques fondamentales : peut-on encore faire confiance au marché ? Comment articuler dirigisme économique et liberté démocratique ? Quelle gouvernance mondiale pour une urgence planétaire ? Sa réponse, nuancée et pragmatique, refuse les facilités idéologiques : utiliser les forces du marché tout en les canalisant fermement vers les objectifs climatiques.
Il ne tient qu’à nous : vers une utopie réaliste
L’invitation finale à penser l’utopie comme politique du réel constitue l’apport philosophique majeur de l’ouvrage. Pierre-Étienne Franc refuse tant le catastrophisme paralysant que l’optimisme technologique béat. Il dessine les contours d’une utopie réaliste : une Europe qui transformerait sa faiblesse énergétique en laboratoire de la sobriété heureuse, des “climanomics” qui réorienteraient les flux financiers mondiaux, une redéfinition de la richesse qui valoriserait le temps et la relation plutôt que la production et la consommation.
Cette utopie porte en elle sa propre critique : elle nécessite un alignement improbable des volontés politiques, économiques et citoyennes. Mais c’est précisément cette improbabilité qui fait la force du livre. En montrant l’ampleur du défi, Franc nous confronte à notre responsabilité historique. Son ultime question résonne comme un appel : “Il ne tient qu’à nous.” Cette simplicité apparente cache une profondeur abyssale : sommes-nous encore capables de faire l’Histoire, ou allons-nous la laisser se faire sans nous ?

Chroniqueur : Philippe Martinez
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