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Eva Tind, La femme qui a reconstitué le monde, traduit du danois par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen, Gallimard, 19/10/2023, 1 vol. (552 p.), 26€.

Comme le précise Eva Tind, La femme qui a reconstitué le monde est “une œuvre de fiction qui s’appuie sur la vie de la vraie Docteure Marie Hammer”, née Jorgensen (1907-2002). L’intérêt de ce roman biographique est de saisir le parcours professionnel hors norme de la chercheuse danoise en l’articulant étroitement à son histoire familiale et intime.
Eva Tind nous fait découvrir l’apport considérable de cette zoologiste à la connaissance des acariens de mousse et à la théorie de la dérive des continents. À une époque où les femmes sont une infime minorité dans les sciences de la terre et de la vie et où le doute et les sarcasmes sur leur capacité à produire du savoir sont légion, si Marie Hammer est finalement parvenue à s’imposer, il convient de retenir que c’est à l’écart de la doxa académique.
Marie Hammer a construit son existence avec la conviction que “si on ne voue pas sa vie à sa plus grande passion, on ne trouve jamais le bonheur”. Malgré des difficultés de tous ordres, elle a eu pour ligne de conduite de ne pas choisir entre sa famille et son métier. Pour elle, “il ne s’agit pas de l’un ou l’autre”, comme on le lui assène souvent. Son histoire s’est bâtie sur le principe de l’un et l’autre qu’elle a inlassablement mis en pratique, en en assumant les aléas et les contraintes.

L’alchimie des réflexions et des sensations

Marie Hammer grandit avec six sœurs et un frère auprès d’un père mathématicien, enseignant au lycée, et d’une mère au foyer. Avant que le père ne les quitte brutalement quand Marie à quinze ans, elle adorait se rendre dans la bibliothèque familiale dont la porte était ouverte aux enfants le dimanche. Attendu avec impatience et vécu avec délice, ce rituel contribue à façonner chez Marie un rapport à l’apprentissage et au savoir fait de réflexions et de sensations se nourrissant les unes les autres.
Ainsi, elle dévore voluptueusement les livres, tout particulièrement ceux qui la font voyager. Portée par une pratique précoce de la lecture qu’elle vit comme une opportunité permettant en même temps d’apprendre des choses et de se faire plaisir, “une pensée prend forme chez Marie : je ferai le tour de la terre”.
Très vite, Marie perçoit qu’appréhender le monde uniquement à travers les livres “se réduit à vivre des choses qui ont déjà eu lieu”. Forgée par les “balades botaniques” guidées par son père puis par la nécessité de prendre part aux travaux de la ferme gérée par sa mère désormais femme seule, cette perception l’amène à considérer l’importance de l’expérimentation active, à la fois intellectuelle et corporelle, des choses composant le monde.
Au moment de démarrer ses études supérieures en zoologie, le contexte familial dans lequel Marie a été éduquée a donc fortement structuré ce qui va devenir son approche de la démarche scientifique, qu’avec obstination, elle va s’attacher à mettre en œuvre : partir d’observations de terrain pour pouvoir élaborer un savoir général.

Des mouvements microscopiques aux grands mouvements de la terre

Vivant à la campagne et ayant donc la terre à portée de main, Marie a très tôt nourri une fascination pour la vie microscopique qui s’y déroule ; en observant celle-ci avec jubilation et minutie, elle est amenée à se poser des questions générales, comme par exemple : “mais d’où vient vraiment le globe terrestre ?” ; des questions que, dès ses dix ans et alors qu’elle s’ennuie à l’école du bourg, elle inscrit dans le carnet qu’elle alimentera tout au long de sa vie.
À dix-neuf ans (1926), Marie est acceptée en histoire naturelle à l’université de Copenhague où seules deux autres femmes sont inscrites dans cette discipline. Marie va “engloutir l’enseignement comme certains animaux engloutissent entièrement d’autres animaux, sans les mâcher”. En étudiante appliquée, elle emmagasine des connaissances en chimie, physique et botanique. Mais ce sont les observations au microscope de tissus d’animaux disséqués qui vont plus particulièrement susciter sa curiosité et son enthousiasme ; elle a le plaisir suprême d’accéder, “à travers les oculaires, à des choses que les autres ne voient pas”. Elle se dit que c’est l’étude de cette vie microscopique qui pourra, peut-être, permettre de mieux saisir les mécanismes de l’immensité du monde.
Elle commence alors à concevoir une méthodologie de recherche qui va de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Avant de théoriser dans le domaine des sciences de la terre et de la vie, Marie insiste sur l’importance des deux étapes antérieures que sont celle consacrée à des observations de terrain et celle destinée à dessiner puis à classifier avec précision ce que montre le microscope.
Afin d’étayer et de valider son intuition suivant laquelle des acariens collectés en Suède peuvent l’être ailleurs sur le globe terrestre et ainsi consolider la thèse de la dérive des continents toujours contestée dans son pays de naissance, Marie Hammer va tout faire pour pouvoir en identifier sur les différents continents.
Elle se bat pour obtenir les bourses requises pour financer ses expéditions scientifiques successives : en Islande en compagnie de sa sœur Aase (1931) ; au Groenland où elle est la seule femme prenant part à l’expédition n° 7 de Knud Rasmussen (1932-1933) ; au Canada, puis aux États-Unis, où elle se rend seule, laissant son mari Ole Hammer prendre soin de leurs quatre jeunes enfants (1948) ; en Amérique du Sud avec Ole (1954) et avec sa fille Gitte (1957) ; en Nouvelle-Zélande dans le pays des Maoris, où elle voyage seule (1962).
Au terme de sa collecte en Nouvelle-Zélande, où elle a trouvé le Mucronothrus nasalis, un acarien semblable à celui identifié en Amérique du Nord et du Sud, Marie se demande fiévreusement : “ai-je là en main une clé pour résoudre une des grandes énigmes du monde” qui vient conforter la thèse d’Alfred Wegener (1880-1930) sur la dérive des continents ? Et, même si cette dernière continue de diviser les chercheurs, Marie peut néanmoins constater avec satisfaction qu’elle a désormais une renommée internationale pour la qualité de ses recherches et que sa persévérance et sa combativité ont enfin payé.

Ne pas choisir entre faire famille et exercer un métier

En ne choisissant pas entre sa vie familiale et sa vie professionnelle comme le faisaient massivement les femmes de son époque, Marie Hammer s’impose comme une femme libre. Bien qu’à distance des mouvements féministes engagés, la manière dont elle a fait couple et famille, tout en exerçant un métier, l’en rapproche assurément.
Ainsi, très attirée par Thorssen, son premier amour, Marie “a envie de se jeter sur lui” et elle ne comprend pas qu’il faille attendre le mariage comme le jeune homme le lui rappelle ; libre et déterminée, elle mettra fin à leur histoire. Selon elle, la retenue sexuelle qui caractériserait les femmes normales est “une fable inventée pour les maintenir à leur place dans la hiérarchie”.
Quand elle rencontre Ole Hammer et qu’elle lui suggère le mariage (1936), celui-ci doit lui “promettre qu’il ne se mettra jamais entre sa recherche et elle-même”. Malgré les inévitables tensions et crises, notamment celles liées aux longs séjours de Marie loin de chez eux ou encore celles déclenchées par leurs aventures amoureuses respectives, Ole Hammer tiendra sa promesse et saura être un soutien permanent des recherches de sa compagne. À la fin de leur vie, Marie Hammer a le sentiment “qu’ils ont vécu dans l’harmonie spéciale qui leur est propre”.
Quand ses enfants étaient petits, Marie a souffert de devoir lâcher prise sur ses recherches pour pouvoir leur consacrer du temps ; elle leur en a voulu. Et, quand elle revenait d’un long voyage de collecte d’acariens, ceux-ci lui ont fait payer cher ses absences, en refusant son attention et toute proximité physique avec elle ; elle a vécu ces moments de mise à l’écart particulièrement douloureusement mais sans chercher à contrecarrer leur façon de réagir, sans rien exiger d’eux. Marie Hammer sait aussi, qu’en parfait accord avec Ole, elle a eu à cœur d’en faire des êtres libres, ouverts, à la fois à la réalité du monde et à l’imagination créatrice.

Particulièrement bien documenté, le livre d’Eva Tind réussit à nous intéresser à la façon dont Marie Hammer a fait progresser la connaissance scientifique du globe terrestre à partir d’une valorisation de l’étape “observations de terrain” de la démarche empirico-inductive qu’elle a dû imposer contre vents et marées, notamment parce qu’elle était une femme. Romanesque, le livre nous fait également découvrir une personnalité originale et libre qui a osé, malgré de nombreux obstacles, faire couple et famille différemment. En ce sens, La femme qui a reconstitué le monde témoigne avec force de l’ambition humaine confrontée aux tensions entre la profession et la famille, entre la science et l’amour.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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