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Fatma Aydemir, Fantômes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Mercure de France, 14/03/2024, 1 vol. (357 p.), 24€.

Istanbul. Un tremblement de terre secoue les fondations d’une famille déjà brisée. Un appartement, fraîchement repeint, devient le tombeau des rêves d’un père disparu. Fatma Aydemir, dans Fantômes, plonge au cœur des blessures de l’exil, explorant avec une acuité saisissante les non-dits qui ligotent les âmes et le poids d’un héritage qui se transmet comme une malédiction.

Le silence des fantômes

Fatma Aydemir, figure désormais incontournable de la nouvelle littérature allemande, s’est imposée avec une œuvre ancrée dans la réalité sociale et politique d’une Allemagne multiculturelle. Ses romans, incisifs et percutants, dissèquent les tensions identitaires et les fractures générationnelles des familles immigrées. Fantômes, son deuxième roman, nous transporte à Istanbul, où la mort soudaine de Hüseyin, travailleur immigré turc, fait imploser sa famille.

Le récit s’ouvre sur un Hüseyin mourant, seul dans son appartement stambouliote, symbole d’une retraite qui n’aura jamais lieu. La nouvelle de sa disparition se propage comme une onde de choc, atteignant ses quatre enfants, éparpillés aux quatre coins de l’Allemagne. Ümit, Sevda, Peri et Hakan convergent alors vers la Turquie, entraînant avec eux leurs bagages émotionnels surchargés, leurs rancœurs et leurs secrets inavoués. Le deuil devient le catalyseur d’un voyage introspectif, forçant chacun à se confronter à ses propres démons.

Exil et désillusions

La structure du roman, fragmentée en cinq chapitres, donne la parole à chacun des enfants, puis aux parents. À l’image de la famille elle-même, ce récit éclaté reflète l’impossibilité de se réunir et de communiquer véritablement. Les enfants, marqués par le silence, se construisent dans l’ombre de leurs parents, oscillant entre le désir d’intégration et le rejet d’un héritage familial dont ils peinent à saisir les contours.

Ümit, le cadet, introverti et hypersensible, trouve refuge dans les rythmes hypnotiques du hip-hop américain, les mots de Biggie et Mariah Carey comme boucliers contre un monde hostile. Son homosexualité refoulée se transforme en un fardeau qui consume ses pensées et ses sensations. Il est piégé entre les attentes d’un père absent, la rigidité d’une mère désemparée et les thérapies absurdes d’un psy qui le somme de “guérir de son béguin”.

Sevda, l’aînée ambitieuse, a troqué la robe bleue offerte par son père à Istanbul contre un tailleur impeccable et la direction d’une pizzeria. Elle a gravi les échelons à la force du poignet, construisant sa vie sur l’indépendance et la réussite matérielle. Mais derrière cette façade de femme forte se dissimulent les cicatrices d’un abandon jamais guéri et la colère sourde qu’elle nourrit envers une mère froide et impitoyable.

Peri, la rebelle, étudiante en littérature allemande, cherche des réponses dans les textes féministes et les nuits technos. Elle s’interroge sur le tabou qui entoure l’origine kurde de sa famille, ce “Kurdistan” qu’on ne prononce qu’à voix basse, et le mal-être qui ronge sa mère. Sa rencontre avec Ciwan, un jeune homme énigmatique qui lui ouvre les yeux sur le combat kurde, la force à se confronter à ses propres contradictions et à la violence d’un monde qui ne laisse aucune place à la nuance. Cet héritage kurde, murmuré à voix basse, révèle des fractures identitaires profondes que les enfants doivent affronter pour comprendre pleinement leur histoire familiale.

Hakan, le charmeur, masque ses propres fêlures derrière une façade de réussite superficielle. Il jongle avec les voitures d’occasion, les combines douteuses et l’adrénaline, fuyant le destin d’un père brisé par le travail. Sa relation avec Lena, une étudiante allemande “tellement nature”, lui offre un fragile espoir de normalité, un mirage qui se dissipe dès qu’il franchit la frontière allemande, confronté aux contrôles humiliants et aux préjugés racistes.

Le poids du passé

Les chapitres consacrés à Hüseyin et Emine nous permettent de comprendre les choix et les sacrifices qui ont marqué leur vie. Hüseyin, le père taiseux, a fui la Turquie pour offrir un avenir meilleur à ses enfants. Mais le prix de l’intégration a été lourd : la perte de sa langue maternelle et la distance qui s’est creusée entre lui et sa famille.

Emine, la mère, est un personnage complexe, tiraillé entre l’amertume et la culpabilité. Son récit, fragmenté et ponctué de flash-back sur son passé en Turquie, dévoile peu à peu les traumas qui la hantent. La perte de son premier enfant marque à jamais sa vie et sa relation avec Sevda. Rongée par le chagrin et la frustration, elle se réfugie dans la prière, incapable de se libérer du fardeau du passé.

La confrontation finale entre Emine et Sevda, dans l’appartement stambouliote, est d’une rare intensité. Les reproches fusent, révélant l’ampleur des plaies et la profondeur du fossé qui sépare la mère de sa fille. Sevda, confrontée à la vérité sur le passé de sa famille et la douloureuse histoire de Ciwan, le fils adoptif qui a choisi de vivre son identité de genre différemment, accuse sa mère d’avoir reproduit le même schéma de rejet et d’intolérance.

Un miroir brisé

Fatma Aydemir manie la langue avec une maestria remarquable. Son style, percutant et direct, saisit le lecteur dès les premières pages. Le récit, riche en dialogues vifs et en monologues intérieurs poignants, est ponctué de flash-back qui éclairent peu à peu les zones d’ombre de l’histoire familiale. L’auteure évite le pathos et la victimisation, préférant un regard lucide et sans concession sur les contradictions de ses personnages.

Fantômes est un roman puissant et bouleversant qui interroge avec acuité les questions de l’identité, de l’exil et du patriarcat dans une société allemande en pleine mutation. Le récit, riche en émotions et en rebondissements, nous laisse hantés par le destin de cette famille fracturée, prise au piège d’un héritage douloureux et d’une société incapable de reconnaître sa diversité. On peut rapprocher la force émotionnelle et le regard incisif de l’auteure avec des écrivains contemporains comme Jhumpa Lahiri ou Chimamanda Ngozi Adichie, qui explorent eux aussi les fractures identitaires et les contradictions d’une société postcoloniale.

Mais la terre d’Istanbul, témoin des drames et des espoirs de la famille Yilmaz, réserve une dernière surprise, un dénouement aussi inattendu que bouleversant. L’avenir, fragile et incertain, se dessine à travers les fissures du passé, offrant une lueur d’espoir dans la nuit des fantômes.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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