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Fantômes de maternité : un récit intime d’Iman Mersal

Iman Mersal, Comment réparer : la maternité et ses fantômes, traduction française de Richard Jacquemond depuis l’arabe (Égypte), Zoème, 06/06/2025, 160 pages, 15 €

Il est des livres qui, plutôt que de fournir des réponses, approfondissent le vertige des questions. Comment réparer : la maternité et ses fantômes d’Iman Mersal appartient à cette lignée rare et essentielle. L’écrivaine et poétesse égyptienne déploie une méditation fragmentaire, un tissage éblouissant de critique, de mémoire et de confession, pour ausculter non pas la maternité comme état ou institution, mais comme expérience sismique, comme faille auscultée depuis l’épicentre d’une crise intime. En naviguant entre la poésie polonaise, la théorie photographique, la sociologie et un journal intime d’une vulnérabilité poignante, Iman Mersal ne compose pas un essai, mais une cartographie de la blessure et des spectres qui la hantent.

L’Archéologie du dissensus

L’ouvrage s’ouvre sur le champ de bataille. Non pas celui des grands récits historiques, mais celui, intime et biologique, de la naissance. Iman Mersal convoque la poétesse Anna Świrszczyńska s’adressant à sa nouveau-née : « Je ne serai pas ta coquille d’œuf à casser / pour courir vers le monde« . Par ce geste, elle déconstruit d’emblée le récit dominant de la maternité — celui de la fusion, de l’amour inconditionnel, de l’altruisme sanctifié. Elle explore au contraire une autre archive, marginale et souterraine, celle du conflit, de la culpabilité et de la violence inhérente à l’acte de donner la vie. Le fœtus, ce parasite magnifique analysé par Richard Dawkins, devient le premier protagoniste d’une tension existentielle. La maternité se révèle alors comme une expérience du dissensus, un dialogue permanent entre le sacrifice et l’égoïsme, entre le soi ancien, celui d’avant l’enfant, et le soi maternel, fracturé, neuf. Iman Mersal révèle comment le poids de l’idéal social engendre une culpabilité endémique, ce « dinosaure » qui finit toujours par gagner et qui fédère les mères par-delà leurs différences.

L’Image comme spectre

Au cœur de la réflexion d’Iman Mersal se trouve l’image photographique, et plus spécifiquement le portrait de sa propre mère, disparue prématurément. C’est là que l’essai acquiert une dimension philosophique puissante, en résonance avec la pensée de Roland Barthes et de Susan Sontag. La photographie n’est pas une preuve de la présence, mais une attestation de l’absence, un « art élégiaque ». L’autrice s’empare de la métaphore saisissante de la hidden mother, cette figure des clichés victoriens où la mère, dissimulée sous un drap, soutient son enfant hors-champ. Cette mère à la fois présente et effacée devient le symbole d’une condition : elle est le support invisible, l’infrastructure du visible. En analysant cette pratique, Iman Mersal interroge sa propre relation à une mère devenue fantomatique, insaisissable dans l’unique cliché qu’il lui reste. Le propos dépasse ainsi la photographie pour sonder la mécanique même du souvenir fantomatique : comment le passé, par ses images et ses silences, impose sa présence spectrale sur le présent et en appelle à une réparation.

Le deuil en héritage, la douleur au présent

La force de Comment réparer s’intensifie jusqu’à devenir poignante lorsque la méditation théorique est irriguée par le sang d’une douleur contemporaine. Le journal, qui constitue le cœur battant et supplicié du livre, révèle la source vive de cette quête de réparation : les épreuves déchirantes liées à la maladie psychique et aux pensées suicidaires de son fils. C’est ce contexte qui donne à la dernière partie, consacrée au deuil, sa résonance la plus profonde. Iman Mersal y explore la transmission intergénérationnelle du chagrin, rappelant comment sa propre grand-mère, après la perte de sa fille, s’est murée dans une culpabilité inextinguible. Le concept derridien de la « mort première », celle qui nous frappe avant toutes les autres et redéfinit notre rapport à l’existence, se trouve ici incarné. En tissant les contes de son enfance, peuplés d’orphelines, et les chants funèbres de son aïeule, Iman Mersal montre que le deuil est un héritage, un nuage sombre sous lequel vivent les générations successives. L’interrogation « Comment réparer ? » n’est plus une spéculation intellectuelle, elle devient une nécessité vitale face à la double menace de la perte, celle du passé et celle, terrifiante, du futur.

La polyphonie de l’intime

La structure polyphonique de l’œuvre refuse la linéarité pour épouser les méandres de la pensée. Iman Mersal fait dialoguer les textes (Coetzee, Rich, Saleh), les images (Dorothea Lange) et sa propre vie. Ces fragments autobiographiques ne servent pas d’illustration ; ils constituent le terreau où germe l’analyse. Cette écriture du dedans éclaire la théorie d’une lumière crue. La langue, précise et évocatrice, manie l’abstraction avec la même aisance que le détail sensible — une robe verte, le grincement d’une porte de frigo. En procédant ainsi, Iman Mersal révèle comment la maternité est un prisme à travers lequel se réfractent les grandes questions de l’identité, de la mémoire, de la transmission et de l’art, le tout sous la pression d’une urgence existentielle.

In fine, le geste d’Iman Mersal est un acte de « réparation » au sens le plus noble : il ne s’agit pas de colmater la brèche, mais de la parcourir pour en faire un lieu habitable, afin de recomposer un monde menacé d’effondrement. Comment réparer est un livre exigeant et consolateur, qui nous apprend que nos fantômes ne nous demandent pas d’être chassés, mais d’être écoutés. Et que dans cette écoute, aussi douloureuse soit-elle, réside la possibilité de se réapproprier sa propre histoire, dans toute sa complexe et irréductible vérité.

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