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Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, Éditions Verdier, 08/05/25, 80 pages, 7,50€

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Il est des livres qui, surgissant au cœur d’un vertige doxique, agissent comme un révélateur, non seulement en éclairant les zones d’ombre de notre présent mais en lui rendant, par la force d’une pensée cristalline, sa complexité perdue. Toutes les époques sont dégueulasses, le nouveau brûlot de Laure Murat, est de cette trempe-là : un essai dont la nécessité vibrante s’impose avec l’évidence d’un manifeste, porté par une prose qui allie la ferveur du combat intellectuel à la rigueur de l’analyse historique. Face à la tentation contemporaine de l’asepsie mémorielle, Murat forge un bouclier conceptuel, réaffirmant la puissance de la littérature comme lieu de friction, de connaissance et, surtout, de confrontation avec l’inépuisable imperfection humaine.

De la récriture à la falsification

Au cœur de la démonstration, qui s’articule avec une architecture analytique implacable, Laure Murat opère une distinction sémantique capitale, celle qui sépare la réécriture de la récriture. La première, qu’elle identifie à un acte créatif souverain, tel celui d’un Percival Everett dynamitant les récits canoniques pour en extraire une substance nouvelle, incarne la vitalité même de la littérature. La seconde, la récriture corrective, est l’objet de sa critique : ce geste normatif, cette pulsion de lissage qui vise à expurger les œuvres du passé de leur « venin » idéologique, de leurs scories morales. Avec une attention minutieuse, elle décortique les cas récents qui ont enflammé la sphère culturelle anglo-saxonne, depuis les romans d’Agatha Christie jusqu’aux aventures de James Bond, en passant par les pages de Roald Dahl. Murat démontre comment ces interventions, présentées comme des avancées éthiques, relèvent souvent d’une logique économique implacable : rendre les classiques consommables pour un nouveau marché en effaçant toute aspérité qui pourrait froisser le lecteur contemporain, transformé en client qu’il faut à tout prix rassurer.

Le spectre du lecteur sensible

L’essai ausculte avec une lucidité saisissante la figure du sensitivity reader, cet expert en offenses potentielles devenu un rouage essentiel des machineries éditoriales. Laure Murat analyse ce phénomène comme le symptôme d’un rapport à la fois infantilisé et judiciarisé au texte littéraire, où la protection prévaut sur l’interprétation. Le substrat de cette analyse est implacable : en voulant protéger les lecteurs de la violence symbolique des textes, on les prive des outils intellectuels et affectifs pour la comprendre, la contextualiser, et la dépasser. L’autrice pulvérise l’illusion d’une censure qui serait juste, en révélant ses incohérences béantes et sa nature profondément anachronique. C’est précisément ce que Murat accomplit pour la pensée : elle la libère des carcans de la bien-pensance pour lui redonner son souffle. “La censure contemporaine est un acte de paresse intellectuelle déguisé en vertu morale”, assène-t-elle, dans une de ces formules dont son texte est parsemé.

Pour une pédagogie de l’imaginaire

Car cet ouvrage puissant est aussi et surtout une proposition, une main tendue vers l’avenir de la transmission. Face au nettoyage par le vide, Laure Murat érige la contextualisation historique en devoir civique et la pédagogie en arme de construction massive. Que faire d’Hergé, de Mark Twain, de la Claire de Duras d’Ourika ? Les enseigner, nous dit-elle. Les lire avec nos étudiants, non pour les excuser ou les condamner, mais pour comprendre comment les préjugés, le racisme, le sexisme, irriguaient l’imaginaire d’une époque. Cette démarche exigeante articule une confiance absolue dans l’intelligence du lecteur, une foi dans sa capacité à faire la part des choses, pourvu qu’on lui en donne les moyens. L’essai traverse ainsi les questions du canon littéraire, de la liberté académique et de la transmission pour aboutir à une défense vibrante de la fiction. Le rôle de la littérature est d’accueillir toutes les ambiguïtés de l’expérience humaine. L’imagination, insiste-t-elle, est cette faculté qui nous permet d’habiter la complexité du monde. “L’imagination n’est pas un refuge, c’est une élévation”, écrit-elle, magnifiant son pouvoir d’émancipation.

Au terme de cette lecture stimulante, on referme Toutes les époques sont dégueulasses avec le sentiment d’avoir retrouvé de l’air. Le souffle polémique de l’ouvrage, servi par une élégance de style constante, agit comme une nécessaire mise au point. En nous invitant à regarder en face la part laide de nos héritages, Laure Murat nous rappelle à cette vérité fondamentale : c’est dans la confrontation avec le réel, dans toute sa déplaisante épaisseur historique, que résident les véritables conditions de notre liberté.

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