Jean-Claude Perrier, La Mystification indienne, Les Éditions du Cerf, 21/08/2025, 216 pages, 19€
Jean-Claude Perrier exhume une mascarade délicieuse : en 1885, Octave Mirbeau publie onze Lettres de l’Inde sans jamais avoir mis le pied en Inde, bricolant du Paris de la IIIᵉ République un périple d’une précision troublante. Le livre suit pas à pas cet art de mystifier, entre rivalités de presse, recyclage de rapports diplomatiques et fièvre géopolitique. On y voit l’écrivain naître sous le masque, avant l’anarchiste et le dreyfusard. Et l’Inde ? Un miroir occidental — mais un miroir qui réfléchit encore notre présent.
L’analyse d’une telle entreprise littéraire convoque une expertise qui embrasse les doubles fonds de la littérature, la fabrique de la presse d’opinion et l’économie des signatures, des pseudonymes aux canulars les plus audacieux. Elle cartographie les couloirs du Gaulois comme ceux du Journal des Débats, éclaire les tensions de la géopolitique coloniale qui opposait Paris à Londres de Kaboul à Saïgon, et problématise les subtilités de l’orientalisme dans les récits de voyage, où la poétique du reportage marie description et propagande. C’est dans ce creuset que s’observe l’émergence de la plume d’Octave Mirbeau, bien avant que l’Affaire Dreyfus la trempe dans l’acier. Cette posture de l’écrivain de salon, capable de peindre un continent depuis son cabinet de travail, annonce d’autres entreprises littéraires, comme celle de Maurice Magre qui, en 1936, publiera chez Gallimard un vibrant Inde, Tigres, Magies et Forêts vierges tout aussi imaginaire. La mystification révèle ainsi les nuances des politiques d’influence et des stratégies de rayonnement culturel, les complexités de la représentation des diasporas et des castes, et la naissance de l’auteur moderne, créature médiatique jouant de son double et de son masque. Jean-Claude Perrier, avec La Mystification indienne, orchestre une relecture magistrale de ce moment charnière, réordonnant les fameuses Lettres de l’Inde moins comme une anecdote drolatique que comme le laboratoire où s’invente le Mirbeau politique, au cœur d’une machinerie médiatique et diplomatique d’une saisissante actualité.
Le théâtre des ombres coloniales
Jean-Claude Perrier recontextualise avec une minutie d’horloger le dispositif de 1885. Octave Mirbeau, alors âgé de 37 ans, est un journaliste talentueux mais encore un mercenaire de la plume, un “nègre” littéraire qui cherche sa voie, son nom, et surtout des revenus stables. L’occasion se présente comme un vaudeville de rédaction : damer le pion à un confrère rival, Robert de Bonnières, authentique envoyé spécial du Gaulois en partance pour les Indes. Avec la complicité d’Arthur Meyer, le directeur du journal, Mirbeau invente « Nirvana », son double voyageur, et expédie de Paris des lettres censées arriver d’Aden, de Colombo ou de Pondichéry. L’essai de Jean-Claude Perrier éclaire la mue de ce canular initial. D’une simple farce journalistique, les Lettres se transforment en outil de propagande géopolitique lorsque Mirbeau, fâché avec Meyer, passe avec armes et bagages au Journal des Débats, sous la houlette du diplomate François Deloncle, ardent défenseur de l’expansionnisme français face au Raj britannique.
Dès les premières lignes que Mirbeau fait jaillir de son imagination, la mystification se pare des atours de la vérité sensorielle. L’auteur de ce voyage immobile sait que la crédibilité se niche dans le détail atmosphérique. Il convoque les sortilèges d’un Orient rêvé, peinturluré des couleurs les plus vives, tel un impressionniste littéraire. Jean-Claude Perrier le montre admirablement : la puissance de l’évocation supplante la réalité du déplacement. Le lecteur est d’emblée captif d’une écriture qui sait faire exister le monde par le verbe. “Rien n’est curieux comme une ville de l’Inde, ensommeillée, aux premières heures crépusculaires du jour”. Tout est là : la fiction, assumée en coulisses, se déploie comme une machine de vérité, produisant une Inde plus littéraire, peut-être plus “vraie” dans l’imaginaire occidental, que celle des reportages factuels.
La géopolitique du faussaire
L’ouvrage se lit comme une enquête qui superpose les cartes : celle de l’itinéraire fictif de Nirvana et celle, bien réelle, des archives diplomatiques de Deloncle. Le critique tisse avec élégance le récit de Mirbeau, le commentaire biographique et l’analyse politique. On suit Nirvana à Ceylan, où sa rencontre avec le bonze Sumangala devient un prétexte pour sonder la spiritualité bouddhiste ; puis à Pondichéry, bastion français en terre tamoule, où chaque interaction vibre de la rivalité franco-britannique ; enfin aux marches de l’Afghanistan, où le “Grand Jeu” contre la Russie tsariste se déploie dans toute son anxiété. Jean-Claude Perrier décortique cette géopolitique savante, où le paysage est déjà un territoire stratégique. La description luxuriante des paysages, la botanique précise, l’émerveillement devant le train, symbole de modernité fendant la jungle, tout cela compose une esthétique coloriste qui ancre la propagande dans la beauté du monde.
Octave Mirbeau, qui se rêvait peintre, compose ici ses toiles avec des mots. La foule bigarrée de Pondichéry devient sous sa plume une onde chatoyante qui “ondule comme des vagues éblouissantes, sur lesquelles les derniers rayons du couchant viennent jeter leurs lueurs de pourpre et d’or”. Jean-Claude Perrier concentre son analyse sur cette transmutation : l’information brute des rapports de Deloncle, souvent aride, est irisée par le style de Mirbeau. Ce dernier mobilise des preuves de son passage : il nomme les vapeurs (le Saghalien, le Tibre), les hôtels (le Grand Oriental Hôtel à Colombo), rapporte des conversations avec des figures clés comme le nationaliste égyptien Arabi Pacha ou le prince birman en exil Myingun. Tout ce réel fragmenté, cueilli dans la presse ou les guides de voyage, est réorchestré en une symphonie dont la finalité politique est claire : problématiser l’idée même d’une Inde unifiée et viable sous la férule anglaise, et y suggérer la possibilité d’une influence française. La mystification devient un acte politique qui questionne jusqu’au concept de souveraineté, ce mot que Mirbeau trouve si dissonant dans la mosaïque indienne : “Nationale ! Voilà un bien gros mot, pour un pays divisé en plus de soixante royaumes”.
L'auteur au masque et le miroir du présent
La portée de l’essai de Jean-Claude Perrier dépasse l’étude de cas. En explorant la mécanique de ce faux reportage, il révèle la naissance de l’auteur moderne, figure médiatique qui apprend à dissocier son nom de sa signature. Nirvana est un avatar, un masque qui autorise Mirbeau à tester une voix, à articuler une pensée politique complexe et souvent contradictoire, louant ici la mission civilisatrice de la France, tout en dénonçant ailleurs la brutalité coloniale. Ce jeu de double préfigure le grand polémiste dreyfusard, qui saura, lui, signer de son nom propre ses engagements les plus risqués. C’est dans cette économie des signes que l’ouvrage de Perrier renouvelle notre lecture de Mirbeau : les Lettres sont une répétition générale.
De plus, cet épisode datant de 1885, vieux de 140 ans, agit comme un puissant révélateur : il met en lumière des dynamiques géopolitiques fondamentales qui continuent d’organiser notre présent. L’inquiétude de l’Empire britannique face à la pénétration russe en Afghanistan par le défilé de Khyber ; la surveillance par la Chine de ses marches tibétaines ; la politique de rayonnement culturel et diplomatique que Deloncle, par la plume de Mirbeau, appelle de ses vœux pour la France en Asie du Sud-Est… Ces tensions sont les ancêtres directs des enjeux stratégiques actuels dans ce vaste ensemble asiatique et océanique que nous désignons aujourd’hui. En ce sens, La Mystification indienne articule une archéologie de notre présent géopolitique. Elle problématise également notre rapport à l’information : à l’heure de la désinformation et des récits fabriqués, l’aventure de Nirvana éclaire la puissance éternelle de l’art du récit pour imposer une vision du monde. Le plus grand talent de Mirbeau, et Perrier le magnifie, est d’avoir compris que la presse est, avant tout, une fabrique du réel.
L’ouvrage de Jean-Claude Perrier accomplit ainsi une mission essentielle. Il restitue à un épisode fascinant de l’histoire littéraire et médiatique toute sa densité politique. En exhumant le voyageur immobile, il offre une clef de lecture pour comprendre l’écrivain engagé en devenir. Surtout, il déploie un formidable outil critique pour penser, aujourd’hui, les liens inextricables entre voyage, médias et pouvoir. Mirbeau voulait tromper son lecteur ; il lui a, sans le savoir, légué un miroir.

Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.