Publié aux Presses Universitaires de Lorraine, « Femmes engagées dans l’espace euro-méditerranéen » s’attache à redonner une visibilité à des figures féminines et rappelle qu’elles n’ont cessé de remettre en question les modes de pensée, les conventions, les coutumes socio culturelles, les règles politiques et morales. Le livre met en perspective les discours sur l’engagement au féminin dans divers supports et corpus, des espaces géographiques de l’Afrique à l’Europe en passant par le Moyen Orient, et montre comment les bouleversements du XXe et XXIe è siècles ont permis l’émancipation des femmes, en les propulsant sur le devant de la scène, à partir de 3 axes, les mots, les images et le corps, au-delà des clichés sur la soumission féminine.
La partie sur les femmes journalistes s’intéresse à Séverine, première grand reporter, dont la signature apparaît dans les plus grands journaux de l’époque, et dont les thématiques audacieuses touchent aussi bien à l’avortement qu’au droit de vote des femmes. A la suite de Jules Vallès, qui lui a appris le métier et transmis sa passion du monde ouvrier, Séverine provoque et dénonce, dans un style, qui mélange rhétorique, ironie et pathos. Flora Shaw, une Anglaise, a pour sa part, opté pour le métier de grand reporter, enquêtant sur les conditions éprouvantes des mineurs et à la corruption des autorités au Yukon, avant de se passionner pour la question irlandaise ou les suffragettes. Un troisième article, enfin, s’interroge sur le destin de deux femmes journalistes engagées, Kenza Najiss, pour un hebdomadaire marocain francophone indépendant et militant, « Le Journale.
La partie intitulée « Lutte des femmes avec les mots » analyse le recueil de nouvelles d’Anna Maria Ortese, « L’infanta sepolta », qui dénonce l’oppression des femmes et les invite à se rebeller. L’archétype de la prison, et plus particulièrement celle de l’ensevelissement définit la condition humaine. L’auteur s’insurge dans plusieurs nouvelles sur le rôle oppressif joué par l’Eglise, et inverse les codes du catholicisme. Autre figure prégnante, celle de Dvora Baron, née en 1887 en Biélorussie, singulière figure de prosatrice à l’époque où ce type d’écriture était réservée aux hommes, et brillante nouvelliste, qui s’est révoltée contre les lois du judaïsme et a même écrit des scènes érotiques. Ses nouvelles dénoncent, dans un style réaliste et minimaliste, les souffrances des femmes, la question du divorce et de la séparation et le sort réservé aux orphelines. Myriam Ben, à l’identité aussi paradoxale que le parcours, se définit par son enseignement, son militantisme politique et son écriture. Elle qui a lutté pour l’alphabétisation des femmes et des enfants, interrogé la condition paysanne et s’est engagée du côté de l’indépendance algérienne, a traité de ces thèmes dans ses nouvelles et ses poèmes, allant jusqu’à aborder le tabou du viol. Enfin, le roman prémonitoire de Yusuf Awwad, « Tawahin Bayrut », en analysant les clivages sociaux, confessionnels et le problème posé par les Palestiniens, prédit la guerre à venir, et reste, 50 ans après, d’actualité. Inspiré par mai 1968, il s’inscrit dans un désir qui allie émancipation des femmes et libération politique, un idéal dont le roman montre l’échec.
Un autre article s’attache aux discours produits par les femmes migrantes au sein d’un projet européen, en mettant l’accent sur leurs capacités de résilience et les stratégies discursives engagées, dont il dégage trois aspects essentiels : l’insistance sur la notion de normalité, la mise en évidence d’une dimension positive, et la désorganisation de soi, le soi étant perçu comme évolutif, pour conclure que la résilience apparaît socialement construite. « Ferdaous, une voix en enfer », de Nawal El Saadawi, vient clore cette partie, en évoquant la confession tragique, qui occupe l’essentiel du livre, faite à une femme psychiatre par une détenue condamnée à mort. Ce roman, marqué par l’emploi systématique de la répétition, repris à la tradition arabe qui en usait comme moyen de persuasion et de dissuasion, l’inscrit presque physiquement dans son texte pour souligner la stagnation de la société égyptienne et, au-delà, des sociétés arabes. L’usage de la mise en abyme et une série de récurrences thématiques, comme la perte du regard maternel de la sécurité ou du plaisir en raison de la mutilation, l’hypocrisie religieuse des hommes s’allient ici à la réitération de termes forts comme celui de vérité.
Dans la partie consacrée à l’image et au son, une première communication interroge trois représentations théâtrales consacrées à Louise Michel, qui mettent l’accent sur trois aspects de la militante : la révoltée, la pédagogue, et le précurseur de l’anarcho-syndicalisme, en évitant tout didactisme. En dépit de leur superficialité, ces pièces illustrent le regain d’intérêt pour le personnage, et ses luttes anarchistes pour l’intégrité et la justice. Un second porte sur l’art contemporain, à partir de trois artistes arabes qui s’approprient le langage et les thématiques de la Science-Fiction : la Palestinienne Larissa Sansour, la Tunisienne Moufida Fedhila et l’américano-qatari Sophia al-Maria, dont les différences n’excluent pas quelques points communs, comme le recours à l’alter ego et à la performance, qui leur permettent de critiquer le système dominant de leur pays, d’interroger l’histoire des pays arabes et leur place dans le monde, de mettre en évidence les intérêts politiques et les conflits, et enfin de réfléchir sur l’arabité culturelle. Le troisième article porte sur « Nous les femmes », une série documentaire de récits portraits filmés par Jacqueline Veuve, s’intéresse à des figures féminines inconnues ou célèbres, à travers un montage distancié. La deuxième section se focalise d’abord sur la résurgence de la comédie italienne, à laquelle Giorgia Farina confère une tonalité nouvelle avec son film « Hold-up féministe », qui montre comment trois îliennes, dans un monde méridional régi par les hommes, s’opposent au machisme. Dans la même veine, « Vergine Giurata », libre adaptation par Laura Bispuri, d’un roman d’Elvira Dones, une Albanaise passée à l’Ouest, conjugue projet artistique et revendication féministe. Dans « La Nourrice », le cinéaste contestataire Marco Bellochio, à partir d’un conte de Pirandello, interroge la brutalité des rapports de pouvoir de l’espace intime et la complexité de la parentalité féminine en posant la question du genre dans la scénographie de l’espace cinématographique. Quant à Assia Djebar, sa production cinématographique comme son œuvre littéraire sont marquées par une quête identitaire, également déclinée sous forme de construction d’une unité nationale, particulièrement douloureuse au cours des années 1990 où l’Algérie est traversée par le courant islamiste. L’intermédialité de la création djebarienne la conduit à associer l’image et la voix, dans ses livres et ses films. De même, Mona Hatoum, artiste palestinienne, pose la question de la place et de l’image de la femme arabo-orientale dans la société et celle de la construction de son identité dans des œuvres aux résonances autobiographiques, où l’exil et le corps jouent un rôle fondamental. Passionnée de danse et attentive au sort des minorités, la photographe Anna Rivkin -Brick, à laquelle la cinéaste Dvorit Shargal a consacré plusieurs films, a milité pour les droits des femmes et des enfants et introduit une dimension multidisciplinaire et multiculturelle à la photographie et la littérature enfantine. Figure singulière des années 1930, la féministe et transgenre Maryse Choisy s’est engagée à construire le genre et le transgresser, et pratiqué, en tant que journaliste, une politique d’immersion tant dans les milieux de la prostitution que chez les moines du mont Athos. La photoreporter Gerda, qui a couvert la guerre d’Espagne, était une femme libre dont le talent mérite d’être mis en lumière.
La troisième partie, intitulée « Corps féminin en lutte », s’ouvre sur la militante Nezihe Muhittin, dans la Turquie de Mustafa Kemal, retrace la naissance du féminisme turc et déconstruit le mythe du dirigeant champion des libertés féminines. Un second article pose la question sur la manière dont la mobilisation des femmes peut transformer les espaces et changer un « espace » en un lieu, question liée à celle de la périphérie, cette dernière jouant un rôle important pour les questions d’emploi, d’éducation, de culture et de politique, à travers l’exemple des femmes entrepreneuses et militantes dans le Néguev, et leur engagement dans les secteurs de l’écotourisme et la culture. Un troisième s’intéresse à Esther Tusquets, écrivaine catalane qui, en retraçant une expérience lesbienne, au moment de la transition démocratique en Espagne, s’affranchit des normes et des codes sociaux imposés par le franquisme. Un quatrième, « L’amant face à la femme engagée », interroge l’œuvre de Philip Roth à partir des accusations de misogynie dont elle a fait l’objet. Le suivant s’attache au parcours de la sociologue marocaine Fatima El-Mernissi, questionnant la séparation des sexes et la place de la femme dans l’espace social, à travers le processus historique qui a instrumentalisé le discours religieux pour asservir les femmes, et plus particulièrement à son autobiographie : « Rêves de femmes : une enfance au harem ». D’une autre manière, les clips postés par les Saoudiennes sur les réseaux sociaux expriment leur aspiration à l’égalité et à la liberté, par l’humour et une forme de violence guerrière, et rejettent le port de l’abaya, stéréotype de la domination masculine. A contrario, l’article qui suit pose la question d’un « féminisme paradoxal », celui des Françaises voilées, et, en partant de l’affaire du foulard, réfléchit sur le discours des pro-voile, dont la figure de proue est Attika Trabelsi, une militante au discours assurée, qui joue autant sur l’ethos que sur le pathos, sensibilisant à la cause des femmes voilées et culpabilisant les antivoiles. Enfin, « le nu revendicatif des Femen », transposé dans le contexte tunisien, clôt cette partie sur la question du corps. L’action menée par la lycéenne Amina Sbouï, publiant une photo torse nu sur Internet, constitue le point de départ de l’article, qui interroge les interactions entre les mouvances féministes tunisiennes et arabo-musulmanes à travers ce cas précis.
Cet ouvrage passionnant, riche et très argumenté s’attache à donner la parole aux discours des femmes, à questionner la place de leur corps dans la société, à mettre en lumière des figures féministes de divers milieux et pays de l’espace méditerranéen, par une approche ethnologique, sociologique, historique, culturelle et artistique. Les luttes féminines ont évolué à travers le temps. Les réseaux sociaux leur donnent une autre visibilité, mais elles sont portées par des figures emblématiques qui n’hésitent pas à se mettre en danger en transgressant les règles établies.
Marion POIRSON-DECHONNE
articles@marenostrum.pm
Sous la direction de Laurence Denooz, Tourya Guaaybess, Christelle Schreiber-Di Cesare et Nurit Levy, « Femmes engagées dans l’espace euro-méditerranéen : mise en récit(s), mise en image(s) », PUN-Editions universitaires de Lorraine , »VISMI : visibilité, médiatisation, interculturalité », 10/06/2021, 1 vol. (424 p.), 25€
Retrouvez cet ouvrage chez votre LIBRAIRE près de chez vous ou sur le site de L’ÉDITEUR
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.