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Ce 16 octobre 1963 lorsque, de la terrasse de la mairie de Sarrola-Carcopino qui domine la baie d’Ajaccio et le bleu de la Méditerranée, Romain Gary dépose un baiser sur les lèvres de la frêle et magnifique Jean Seberg, l’actrice « d’A bout de souffle » qu’il vient d’épouser « en douce » (1), sait-il que ce petit village Corse est le berceau de la famille Carcopino (2) dont Francis, l’un des fils, est devenu en 1937 l’un des membres de cette académie Goncourt qui le distinguera par deux fois (3).
Au début 1886, accompagné de son épouse la niçoise Marie Roux, Jean-Dominique Carcopino-Tusoli, Inspecteur des Domaines de l’État, quitte « l’île de beauté » puis Marseille pour rejoindre, via le canal de Suez, après un mois et demi de navigation, la Nouvelle Calédonie alors colonie pénitentiaire qui, jusqu’à sa fermeture en 1924, accueillera 21 000 condamnés français déportés.
C’est à Nouméa, sur « L’île du bagne », que le 3 juillet 1886 naît François, Marie, Alexandre Carcopino, aîné d’une fratrie de cinq enfants. Il est celui qui signera une quinzaine d’années plus tard Francis Carco ; le poète de l’École Fantaisiste, parolier du « Doux Caboulot » et de » L’Orgue des Amoureux », le romancier de « Jésus la Caille », de « L’Homme traqué », le reporter de « Prisons de Femmes », de « La Route du Bagne », le témoin de « Montmartre au Quartier Latin » et de « Bohème d’Artistes », l’ami des filles et des mectons, un écrivain dont les tirages atteindront régulièrement, au cours des années 1920 à 1950, des dizaines de milliers d’exemplaires.
Durant l’hiver 1897, Jean-Dominique Carcopino venant d’être nommé conservateur des hypothèques à Châtillon sur Seine, la famille embarque sur le Calédonien (4). Après une escale à Sydney, en Australie, et une traversée de quarante jours, le voyage se termine à Marseille. Lors de ce premier rendez-vous avec la Méditerranée, en franchissant le détroit de Bonifacio, au large des redoutables écueils qui entourent l’île de Lavezzi, le père ne manque pas de rappeler au jeune Francis âgé de onze ans que, par-delà les hautes falaises qui entourent la passe, sur cette île aux sommets enneigés, se trouve un petit village de montagne qui porte son nom.
Face à l’opposition d’un père violent qui lui administre de magistrales raclées, le jeune poète envisagera un temps un exil temporaire sur l’île de ses ancêtres. Il ne mettra pas ce projet à exécution et ne foulera jamais le sol de la Corse.
C’est à Nice que Carco a son deuxième rendez-vous avec la Méditerranée. « Nice avec ses vestons d’alpaga, ses chapeaux Panama et ses palmiers coloniaux, était en ce temps-là infiniment plus éloignée de Paris qu’aujourd’hui Dakar ou Miami » (5). C’est dans cette ville, au 4 rue du Lycée, qu’habitent les grands-parents maternels dont Madame Roux, cette grande mère qui jouera un rôle important dans la vie du jeune Francis en l’accueillant lorsqu’il mettra la touche finale à son premier roman.
C’est là, tout d’abord fin 1905, sur les rives de la « Grande Bleue », que Jean-Dominique envoie son fils en « pénitence » alors qu’à Toulouse, il vient, à force de trop faire la noce, de subir son premier échec au baccalauréat (6). Certes, ce placement en « résidence surveillée » portera ses fruits puisque Carco obtiendra finalement dans cette ville son baccalauréat à la fin de l’année scolaire 1906. Mais, contrairement aux espoirs du père, cet intermède d’un peu plus d’un an dans la « capitale de l’indolence » ne va pas modifier pour autant le comportement frondeur de ce jeune homme de vingt ans. Francis est un inlassable coureur de filles qu’il aborde en flânant, le soir, le long de la Promenade des Anglais, débitant des boniments imprévus ou déclamant des vers, accompagné de jeunes amis, apprentis poètes comme lui, follement épris d’indépendance.
C’est à Nice également, en 1913, que le futur romancier s’exile, mais cette fois-ci volontairement. Quittant pour un temps la poésie afin de s’exercer à la romance, le fougueux Francis se promet déjà « de foutre, en pleine gueule des bourgeois, des romans musclés et pourris dont ils se lècheront les babouines » (7).
Il doit fuir les démons et les tentations de Paname où il a « débarqué » par un jour de neige en janvier 1910. Il doit éviter de se laisser entraîner sur les pentes dangereuses où le conduisent, ces nuits où règnent la « Môme Coco » et alcool, durant lesquelles se sont déjà perdus d’autres « bohémiens » comme Utrillo, Modigliani, ou Pascin.

« Que de fois j’ai souffert d’être seul et sans aucun courage. J’eusse donné la moitié de ma vie pour ne point éprouver ce vide qui m’habitait et m’obligeait, pour m’en accommoder, à commettre cent excès. Il y avait en moi, dans ces moments, un tel désir d’échapper à cette existence, qu’il me semblait agir, penser, dormir en rêve. C’était un grand tourment. Je voyais clair dans mon désordre. Je me jugeais. Je me faisais pitié, mais en même temps, la jeunesse l’emportait et loin de prendre une décision, j’étais chassé vers les plaisirs et ils m’éblouissaient » (8).

Il est temps de se sauver… Pour mettre la dernière main à son « Jésus la Caille » qui va jeter les bases de sa renommée d’écrivain du « Milieu », il lui faut absolument s’isoler. C’est naturellement chez grand-mère Roux qu’il choisit de se réfugier.
Au soleil de Méditerranée, les moments de la journée se partagent entre promenades le long de rues bordées de jardins et l’écriture des tristes aventures de Fernande, du Corse, de Jésus la Caille, de Bambou et de ses petits amis rencontrés chez Manière, rue Caulaincourt ou dans les bars mal fréquentés de la rue Lepic, au pied de la Butte Montmartre.
Remarqué par la sulfureuse Rachilde, l’auteure de « Monsieur Vénus », mais aussi femme d’Alfred Valette, patron du « Mercure de France », Jésus la Caille parait en 1914, à quelques semaines du début d’un carnage mondial. Ce roman connaît un énorme succès, en particulier auprès des lectrices bourgeoises qui peuvent ainsi pénétrer un monde interlope et tenter d’en ressentir, de loin, sans trop le fréquenter, excitations et dangers. Cet ouvrage sera le premier d’une série qui fera la réputation, un peu malgré lui, d’un Carco « romancier des Apaches et des filles de joie ».
C’est en tant que journaliste reporter que, durant la décennie 1930, Carco va croiser à nouveau, et à de fréquentes reprises, la « route » de la Méditerranée.
À l’orée des années 1920, il vante, l’un des premiers, dans de petites plaquettes ou articles de revues, les qualités des toiles de Vlaminck, Utrillo ou Modigliani dont il orne, à moindre coût à l’époque, les murs de son logis. L’écrivain désormais renommé, spécialiste des « bas-fonds » va, sans difficulté, convaincre des directeurs de revues et journaux d’ouvrir leurs colonnes à sa plume et sa connaissance du terrain.
Entre 1928 et 1940, dans plusieurs numéros de la revue « Les Annales » parait une série de reportages sur Séville, Grenade et Cordoue. En 1929, c’est le journal « Gringoire » qui accueille dans ses colonnes « La belle vie à Barcelone », puis « Nuits Espagnoles ». En 1935, c’est dans « Voilà » que paraissent « Haschisch » puis les « Courtisanes sous l’Acropole », témoignages sur la vie des filles à marins du port du Pirée en Grèce.
Dans cette ambiance où le soleil chauffe les corps et échauffe les esprits, « M’sieur Francis » enquête, pénètre dans des lieux sombres et louches. Pour visiter les bars, les dancings, restaurants, maisons de passe ou bordels tous plus sordides les uns que les autres, il est souvent accompagné d’une ancienne connaissance rencontrée à Pigalle ou de l’un de ses contacts sur place. Grâce à ces guides experts, les portes s’ouvrent, les langues se délient. Le Bario Chino de Barcelone n’a alors plus de secrets pour lui, de même que celui de la Vourla au Pirée. Dans ces articles, qui paraissent sur plusieurs colonnes et sont le plus souvent agrémentés de photos, transpirent la dureté et les dangers de la vie de tous ces marginaux qui vivent de la prostitution et de la drogue. C’est le terrain de prédilection de l’auteur qui excelle dans cet exercice.
Ces reportages lui rapportent pas mal d’argent. Tant mieux, car Carco, ce « Bobo », bourgeois-bohème avant l’heure, aime bien vivre dans le confort et apprécie la bonne chère (9). L’exercice est aussi monnaie courante chez les auteurs de cette époque tels Roland Dorgelès, Pierre Mac-Orlan qui s’assurent ainsi des revenus importants. Ces écrits font très vite l’objet d’une édition. C’est le cas de « Printemps d’Espagne » en 1929, de « Huit Jours à Séville » en 1929, de « Palace Égypte » en 1933, puis « d’Heures d’Égypte » en 1940.
C’est dans « La Dernière Chance », publié en 1935 chez Albin Michel – l’éditeur auquel Carco restera fidèle (sauf lors de son exil en Suisse entre 1942 et 1945) – que ce talent de témoin et de reporter s’exprime pleinement. Cet ouvrage constitue un long reportage sur la prostitution et la drogue au Moyen Orient, là où le « Milieu », pressentant un monde en mutation, tente sa « dernière chance » en se diversifiant dans la « traite des blanches » et le trafic de drogue. Sûr de lui, sa renommée d’écrivain l’introduit aussi bien auprès des autorités locales que des marlous de passage. Il est accompagné un jour par le directeur de la police, d’autres par Amédée la Commande, Total ou Fernand, François le Fou ou Poloche ; maquereaux parisiens en reconversion. D’Athènes à Smyrne (10), en passant par Constantinople (11), Beyrouth, puis terminant son périple à Tunis, Carco parcourt les ports des rives de la Méditerranée et témoigne. Des femmes rencontrées à Smyrne il dit : qu’il « fallait avoir été privé depuis longtemps d’amour pour leur découvrir le moindre attrait ». Nostalgie et poésie ne sont pas absentes. De la Mosquée Sainte Sophie à Istamboul où « rien de ce qu’un Européen a jadis aimé ne subsiste aujourd’hui », il est conquis par « le silence où l’on s’y engloutit ». À Beyrouth : « Légionnaires, tirailleurs, filles, porteurs de café, policiers à matraque, vieilles vendeuses de fleurs et mendiants achèvent de fournir au quartier son caractère des mille et une nuits ».
Comme « Jésus la Caille », « L’Équipe » ou « L’Homme Traqué » plongeaient le lecteur dans les rues sombres et les bouges de Pigalle et du bas Montmartre, le réalisme des scènes décrites et l’ambiance révélée par ces reportages donnent au lecteur l’impression de déambuler aux côtés de l’auteur dans les ruelles étroites des ports mal famés de Méditerranée.
L’un de ses plus importants rendez-vous sur les rives de cette Méditerranée, Francis Carco va l’avoir en 1933 en Égypte ; c’est un rendez-vous avec l’Amour.
Au tout début de cette année, le célèbre écrivain se rend en bateau à Alexandrie, ville cosmopolite où une minorité étrangère tient les leviers de commande de nombreuses activités commerciales.
L’auteur est convié au lycée français pour y donner une série de conférences. À l’occasion de l’une d’entre elles une femme élégante, au regard éclairé par de magnifiques yeux verts, lui est présentée. Il s’agit d’Éliane Aghion, la femme de Nissim Aghion, le richissime prince du coton égyptien. De part et d’autre, c’est un véritable « coup de foudre ». Certes, Francis est marié depuis 1919 avec Germaine Jarrel. Éliane, quant à elle, est mère de trois enfants qu’elle chérit. Mais l’attirance pour le poète romancier est si forte qu’Éliane ne va pas hésiter à les « abandonner » (12) pour rejoindre Francis à Paris en catimini en janvier 1935, puis définitivement en février 1936 pour l’épouser. Entre-temps, le divorce d’avec Germaine Jarrel aura été prononcé en novembre 1935.
Éliane Aghion – Négrin de son nom de jeune fille – est une Française d’origine juive. Mis à part le dégoût de Carco à entendre le bruit des bottes allemandes résonner sur les pavés de Paname, ce sera une des raisons qui poussera l’auteur à quitter Paris en 1940 pour partir en zone libre à Lyon puis Nice (13). En novembre 1942, lorsque cette zone est envahie par les Allemands et les Italiens au lendemain du débarquement allié en Afrique du Nord, le couple s’exilera en Suisse, à Genève, où l’accueilleront des amis comme Jean et Simone Graven (14) ou le peintre Maurice Barraud (15).

Le couple restera uni jusqu’à la mort de Carco le 26 mai 1958 dans l’appartement cossu du 18 quai de Béthune (aujourd’hui 48) où ils recevront ces enfants qu’Éliane n’avait pas revu depuis près de quinze ans, traversant, eux aussi, cette « mer de tous les rendez-vous ».

NOTES
(1) Dans « Mariage en douce » (Éditions des Équateurs – 2016), la journaliste Ariane Chemin tente de percer le mystère de ce couple mythique en enquêtant auprès des rares témoins de ce mariage en catimini.
(2) Autre membre de la famille : Jérôme Carcopino 1881 – 1970, homme politique et historien spécialiste de la Rome antique, élu à l’Académie Française en 1955. Francis et lui n’entretiendront que de lointaines relations, chacun prétendant être le plus célèbre de la famille…
(3) En 1956 pour « Les Racines du ciel » signé Romain Gary puis, en 1975, pour « La Vie devant soi » sous le pseudonyme d’Émile Ajar. Il convient de rappeler que le Prix Goncourt ne peut être attribué qu’une seule et unique fois à un auteur.
(4) Lancé le 18 juin 1882 à La Ciotat, le Calédonien, avec ses trois mats et ses deux cheminées, est l’un des sept « navires frères » des Messageries Maritimes qui assurent, à cette époque, la « ligne Australe ». On peut lire l’intéressant récit d’une traversée Marseille – Nouméa que fit en 1895 Charles Rémond, magistrat de la IIIe République, à bord de l’Armand Behic.
(5) André Négis – in « Mon ami Carco » – Albin Michel 1953. Au tout début du XXe siècle, Nice ne connaissant pas l’affluence de visiteurs de ce qui deviendra bientôt la « Côte d’Azur ». Aux plages bordant la Méditerranée, on préférait alors celles du Nord.
(6) Poursuivant brillamment sa carrière de fonctionnaire du Domaine de l’État, Jean-Dominique et sa famille se sont installés à l’été 1901 à Villefranche de Rouergue où naît le dernier des cinq enfants, Jean, futur journaliste, parolier et écrivain qui signera sous le pseudonyme de Jean Marèze pour ne vouloir devoir son succès espéré qu’à la qualité de sa plume plutôt qu’à la renommée de son aîné. Il se suicide en 1942 à la suite d’une rupture amoureuse. Il est enterré aux côtés de Francis au cimetière parisien de Bagneux.
(7) Lettre à son ami Léopold Marchand du 17 octobre 1915.
(8) In « De Montmartre au Quartier Latin » – Albin Michel 1927.
(9) « Ce qui me plaît le plus au cours de mes déplacements, c’est l’hôtel quand il est confortable. Un phono, plusieurs disques, du linge fin, damassé, d’épais tapis, des rideaux ne laissant point filtrer le jour dès l’aube et la vue, par la fenêtre, d’un paysage inconnu, mes souhaits n’en réclament pas d’avantage ? Je conserve des souvenirs d’Espagne, d’Algérie, voire de province qui forment, grâce à ces éléments si simples, un bonheur nuancé de regret, de calme, de nostalgie ». In « Palace Égypte » – Albin Michel 1933, p 114.
(10) Aujourd’hui Izmir.
(11) Aujourd’hui Istanbul.
(12) C’est le terme employé par Giorgio Aghion, l’un des deux fils d’Éliane, lors de notre rencontre en 2000, à l’occasion de la projection privée du film de Bernard Queysanne sur Francis Carco diffusé sur France 3 dans la série « Un Siècle d’Écrivains » du regretté Bernard Rapp.
(13) Le texte du télégramme adressé à Hitler en avril 1939, signé Roland Dorgelès, Pierre Benoit et Francis Carco pour, de la part d’un « groupe d’écrivains français », lui souhaiter « un heureux anniversaire à condition que ce soit le dernier », ne mettait sans doute pas leurs auteurs à l’abri de quelque ennui de la part de l’occupant…
(14) Simone Graven, née Bruley, est la fille de Germaine, la petite fille aux boucles blondes dont le jeune Francis, âgé alors de 12 ans, est follement amoureux à Châtillon sur Seine où la famille réside et dont il évoque le souvenir, 34 ans plus tard, dans « Mémoires d’une Autre Vie » – Albin Michel 1934.
(15) Maurice Barraud, peintre et illustrateur suisse. 1889 – 1954. Il a déjà illustré « Au coin des rues » en 1919 puis « Petits Airs » en 1920.

Gilles FREYSSINET
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