Temps de lecture approximatif : 4 minutes

Frédéric Paulin, Que s’obscurcissent le soleil et la lumière, Éditions Agullo, 11/09/2025, 384 pages, 23,50€

Écoutez notre Podcast

Frédéric Paulin s’impose depuis plusieurs années comme une figure majeure du roman noir politique. Dans Que s’obscurcissent le soleil et la lumière, dernier tome d’une saga entamée avec Nul ennemi comme un frère et poursuivie par Rares ceux qui échappèrent à la guerre, il sonde l’opacité des années 1986-1990 en France, lorsque les attentats, la guerre au Liban et les jeux troubles de la diplomatie se nouent dans les coulisses du pouvoir. À travers une galerie de personnages habités par le doute, le cynisme ou la douleur, Frédéric Paulin exhume une mémoire d’État dont l’oubli arrange trop bien les puissants. Mais à force d’écrire la nuit, l’auteur éclaire l’Histoire.

La République des ombres

Le roman s’ouvre sur un Paris haletant, étranglé par la peur, une capitale devenue le théâtre macabre où s’exécutent des vengeances dont les origines se perdent dans les décombres de Beyrouth. C’est dans cette atmosphère de terreur sourde, rythmée par les explosions de la rue de Rennes et les assassinats ciblés de figures de la République, que Frédéric Paulin réinstalle son quatuor de personnages, déjà éprouvés par les deux tomes précédents. Nous retrouvons la juge Sandra Gagliago, conscience d’une justice aux mains liées ; le commissaire Nicolas Caillaux, Sisyphe moderne condamné à pousser le rocher d’une vérité que l’État s’acharne à ensevelir ; Christian Dixneuf, ex-agent des services secrets, fantôme dont la silhouette balafrée incarne les violences inavouables et les guerres secrètes ; et enfin Philippe Kellermann, conseiller élyséen au cœur las, naviguant entre les murmures des palais nationaux et le fracas de ses souvenirs libanais. L’intrigue initiale, nouée autour de l’enquête sur la vague d’attentats qui frappe la France, déploie ses ramifications pour mettre au jour la toile complexe des soupçons : la piste des Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), le rôle trouble de l’Iran des mollahs, les manipulations syriennes, tout concourt à transformer une investigation policière en une vertigineuse affaire de diplomatie souterraine, où chaque certitude se dissout au contact de la raison d’État.

Beyrouth-Paris, allers simples pour la nuit

La puissance narrative de Frédéric Paulin réside dans sa maîtrise du récit choral, une architecture polyphonique où les voix des protagonistes se croisent, s’opposent et se complètent pour restituer la densité d’une époque. Le roman opère ainsi une alternance envoûtante entre les salons feutrés des ministères parisiens, où se trament des compromis mortifères, et la fournaise de Beyrouth, où la guerre civile dévore ses propres enfants. Ces deux théâtres d’opérations fonctionnent en un système de vases communicants où le poison politique, distillé à Paris, produit ses effets mortels à Beyrouth. Cette construction révèle la tragédie des personnages, chacun piégé dans sa propre solitude morale.

Le destin de Nicolas Caillaux en constitue l’épicentre névralgique. Son obsession pour la piste iranienne, dédaignée par une hiérarchie plus soucieuse d’arrangements diplomatiques que de vérité judiciaire, se mue en une lente implosion. La quête du policier, d’abord professionnelle, vire à l’effondrement intime, sa corrosion intérieure symbolisant celle d’une institution policière que les personnages eux-mêmes perçoivent comme broyée par des impératifs qui la dépassent. Paulin dépeint avec une finesse remarquable l’usure d’un homme face au cynisme du pouvoir, la perte de ses certitudes contaminant sa sphère privée jusqu’à la rupture.

Face à ce fonctionnaire broyé se dresse Christian Dixneuf, instrument d’une violence d’État qui se dérobe. Tueur au service de la République, il est une créature des guerres secrètes, un homme dont le retour au Liban, motivé par la vengeance, le confronte à sa propre nature. Dixneuf évolue dans cet interstice où la légalité est une abstraction, un luxe que la raison d’État ne s’offre pas. L’auteur sonde l’âme de cet opérateur des basses œuvres, à la fois monstre et victime, dont chaque acte porte le sceau d’une loyauté envers des fantômes. « La pluie, chez toi, c’est quand même une pluie de bombes », lance-t-il à Sandra, et dans cette phrase lapidaire se résume le fossé qui sépare ceux qui observent la guerre de ceux qui la portent dans leur chair.

Archéologie d’un présent malade

Frédéric Paulin démontre, avec cet ultime volume, que la fiction est un instrument d’investigation historique et mémorielle unique. En s’appuyant sur une documentation foisonnante, il façonne ce que l’on pourrait appeler une fiction d’archives : les faits sont connus – l’affaire Gordji, le procès Abdallah, les négociations secrètes pour la libération des otages –, mais le roman leur insuffle une âme, une chair, une humanité tourmentée. La narration rend palpable le trouble qui saisit les acteurs, du simple inspecteur au ministre, face à l’inévitable question de la compromission. À quel prix assure-t-on la sécurité nationale ? Que sacrifie-t-on sur l’autel de la diplomatie ? Qui savait que les pistes officielles n’étaient que des leurres, pendant que se jouait, en coulisses, une tout autre partition ?

Que s’obscurcissent le soleil et la lumière explore ces questions sans jamais verser dans le didactisme. Le sentiment d’une fatigue institutionnelle, l’impression que les services de renseignement se livrent à un double jeu pervers, la certitude que la guerre de l’information l’emporte sur la vérité factuelle : tous ces thèmes, perçus à travers le prisme de personnages désabusés, résonnent avec une acuité particulière aujourd’hui. Ce livre devient ainsi une invitation à une mémoire active, un appel à la vigilance citoyenne face aux récits officiels qui, hier comme aujourd’hui, cherchent à obscurcir le réel pour mieux servir des intérêts occultes. En fermant ce livre dense et magistral, le lecteur emporte avec lui une certitude : l’Histoire ne se répète peut-être pas, mais ses mécanismes de dissimulation, eux, demeurent tragiquement pérennes.

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Littérature méditerranéenne

Comments are closed.