Jean-Marie Donegani, Aux origines religieuses de la psychanalyse, traduction et langue de traduction, Éditions du Seuil, 24/01/25, 384 pages, 24€
Dans le sillage trouble où les racines religieuses de la psychanalyse plongent au cœur du rapport ambivalent de Freud au judaïsme et à sa vision de la foi comme névrose collective universelle, Jean-Marie Donegani, dans Aux origines religieuses de la psychanalyse, déploie une archéologie conceptuelle qui, suivant le “retour à Freud” de Lacan hanté par l’identité juive, mais architecturant principalement sa pensée au prisme de la théologie chrétienne, interroge le lien secret noué entre structure religieuse, langage, Loi et subjectivité, tout en rejouant la tension moderne entre l’explication scientifique et la compréhension herméneutique, à l’heure où sécularisation, pragmatisme religieux et résurgence de l’inconscient collectif redessinent les structures anthropologiques du sacré.
Jean-Marie Donegani, dont on connaît les travaux antérieurs sur la sociologie du politique et du religieux, notamment sur le catholicisme contemporain et ses tensions face à la modernité, s’aventure ici sur un terrain où s’entrecroisent l’histoire intellectuelle, la psychanalyse et la théologie comparée. Sans se cantonner à une analyse institutionnelle, il propose une lecture généalogique, cherchant dans les soubassements mêmes des constructions freudienne et lacanienne les traces, actives et structurantes, d’un héritage religieux – spécifiquement judéo-chrétien – souvent dénié, parfois instrumentalisé, mais jamais totalement absent. Sa démarche n’est ni celle de l’apologiste cherchant à réconcilier à tout prix, ni celle du procureur instaurant un procès en sécularisation manquée. C’est plutôt celle d’un cartographe patient, dessinant les lignes de faille et les continents immergés qui relient la psychanalyse à ses “origines” religieuses, questionnant ainsi la nature même de la modernité post-religieuse que nous habitons encore.
Le père, l'illusion et la structure
Le premier axe de l’ouvrage, vaste et sinueux, revisite la critique freudienne de la religion. L’auteur rappelle les thèses bien connues sur la religion comme illusion infantile, substitut névrotique du père assassiné de la horde primitive (Totem et tabou) ou projection consolatrice face à la détresse originelle (L’Avenir d’une illusion). Mais, il creuse davantage, s’appuyant sur les analyses textuelles pour montrer comment, chez Freud, la religion fonctionne comme un analyseur constant de sa propre théorie. La critique de la religion est moins un rejet pur et simple qu’une confrontation dialectique, un miroir où Freud lit les mécanismes mêmes de l’inconscient – refoulement, culpabilité, sublimation. La religion, pour Freud, est cette « névrose obsessionnelle universelle », mais précisément parce qu’elle est névrose, elle obéit à une logique, une structure que la psychanalyse peut, et doit, déchiffrer.
Là où l’analyse de Jean-Marie Donegani gagne en profondeur, c’est lorsqu’il contraste cette vision freudienne avec celle de Lacan. Le « retour à Freud » opéré par ce dernier n’est pas un retour aux textes, mais une relecture structurale qui déplace radicalement la question. Pour Lacan, le religieux n’est plus tant une formation symptomatique individuelle ou collective qu’une matrice du symbolique. Les structures religieuses – dogmes, rites, mythes – ne sont plus lues comme des contenus à interpréter (ou à dénoncer), mais comme des opérateurs logiques qui informent la constitution du sujet, l’ordre du langage, le rapport à la Loi. Jean-Marie Donegani montre avec finesse comment Lacan puise massivement dans le christianisme, non pas une foi, mais une architecture conceptuelle : le Nom-du-Père, la fonction du signifiant, la dialectique du manque et du désir, la structure ternaire de La Trinité comme modèle du nœud borroméen. Comme le souligne Lacan, « La vraie religion, c’est la romaine […] Il y a une vraie religion, c’est la religion chrétienne ». Non pas « vraie » au sens d’une adéquation à un réel transcendant, mais « vraie » parce qu’elle fonctionne comme un système signifiant cohérent, capable de structurer le rapport du sujet au réel, au symbolique et à l’imaginaire. La critique lacanienne, si elle existe, portera moins sur l’illusion que sur la forclusion du Nom-du-Père, soit un ratage structural aux conséquences psychotiques.
Freud le Juif, Lacan entre croix et étoile - archéologie d'une transmission
Le deuxième volet thématique explore la dimension biographique et culturelle de cette inscription religieuse, en se focalisant sur le rapport contrasté de Freud au judaïsme et de Lacan au christianisme. Jean-Marie Donegani reprend le dossier complexe de la judéité de Freud, naviguant entre l’athéisme revendiqué et l’attachement indéfectible à une identité culturelle. Il revisite certes les thèses influentes, notamment celles de Yerushalmi ou Bakan, qui dépeignent la psychanalyse freudienne comme une forme sécularisée de la tradition intellectuelle juive, un “judaïsme sans Dieu“. Mais, et c’est un apport critique de l’ouvrage, il ne se contente pas d’entériner cette lecture séduisante. Il la met à l’épreuve, en souligne les limites et les tensions internes, rappelant l’irréductible hostilité de Freud à l’illusion religieuse quelle qu’elle soit et son ancrage obstiné dans un idéal scientifique positiviste qui contredit une simple transmission culturelle sublimée. Freud, ce « juif complètement athée », incarne moins une continuité souterraine qu’une rupture douloureuse, assumée, avec l’héritage religieux de ses pères, même si sa pensée reste indéniablement façonnée par cet horizon culturel. La psychanalyse, dans cette optique nuancée, ne serait pas tant un judaïsme sécularisé qu’une tentative scientifique, issue aussi de ce terreau, pour dépasser la condition religieuse elle-même.
Face à ce portrait complexe, Lacan apparaît, sous la plume de Jean-Marie Donegani, comme engagé dans une relation majoritairement, mais non exclusivement, orientée vers le christianisme. Son éducation catholique, sa familiarité avec la théologie et la mystique chrétienne (des Pères cappadociens aux mystiques rhénans), irriguent constamment sa pensée. Mais il ne s’agit pas d’une adhésion de foi. Lacan utilise le christianisme comme un réservoir de structures logiques et de figures conceptuelles. L’auteur excelle à montrer comment des notions clés telles le Nom-du-Père, La Trinité, l’Incarnation, la Kénose (l’abaissement du Fils), la Grâce, sont réinterprétées, parfois triturées, pour éclairer la structure du sujet, la fonction du langage, la dialectique du désir et de la Loi. C’est le christianisme, et non le judaïsme, qui fournit principalement à Lacan le modèle anthropologique de l’homme occidental. Toutefois, et c’est une des subtilités que Jean-Marie Donegani met aussi en lumière, cette immersion dans la matrice chrétienne n’occulte pas entièrement chez Lacan une interrogation persistante, quoique plus elliptique et parfois contradictoire, sur la “question juive” et son propre rapport ambivalent à cette altérité, comme l’attestent certaines remarques relevées par l’auteur, révélant une tension non totalement résolue. La fascination de Lacan pour la structure trinitaire, formalisée dans le nœud borroméen, est particulièrement bien analysée comme le point d’orgue de cette “christianisation” structurelle de la psychanalyse – une appropriation qui culmine dans un apparent “triomphe de La Trinité“, sans pour autant épuiser les ambiguïtés de son rapport complexe au religieux.
Le verbe, la vérité et l'herméneutique du soupçon
La troisième thématique, peut-être la plus fondamentale, aborde la question du langage, de la vérité et de la subjectivité, telle qu’elle se déploie différemment chez Freud et Lacan, toujours en écho aux traditions religieuses. Jean-Marie Donegani revient sur la tension épistémologique fondatrice, déjà présente chez Weber et Durkheim, entre explication (scientifique, nomologique) et compréhension (herméneutique, idiographique). Freud, malgré son ancrage scientiste initial, est inévitablement conduit par la clinique (l’analyse des rêves, des lapsus, des symptômes) à pratiquer une forme d’herméneutique. Interpréter, c’est chercher un sens caché, déchiffrer un message venu d’ailleurs – de l’inconscient. Jean-Marie Donegani rappelle l’importance de l’herméneutique juive, cette tradition millénaire d’interprétation des textes sacrés (la Torah) où chaque lettre, chaque mot recèle une infinité de sens. N’y a-t-il pas un parallèle frappant entre le travail du kabbaliste sur le texte divin et celui du psychanalyste sur la parole du patient ?
Lacan radicalise cette dimension herméneutique, mais en la fondant sur la linguistique structurale. Si l’inconscient est structuré comme un langage, ce n’est pas au sens où il contiendrait un message caché à décoder, mais au sens où le sujet est produit par la chaîne signifiante. La vérité, dès lors, n’est plus une correspondance entre le discours et le réel (l’adequatio rei et intellectus scolastique), mais un effet de l’énonciation. C’est la fameuse formule “Moi la vérité, je parle”, qui situe la vérité non dans l’énoncé, mais dans l’acte même de parler, dans l’engagement du sujet dans sa parole. Jean-Marie Donegani montre comment cette conception de la vérité-énonciation rejoint paradoxalement certaines intuitions de la théologie négative et du pragmatisme religieux. La vérité n’est pas un objet à posséder, mais un événement qui advient dans la rencontre, une parole qui libère parce qu’elle nomme le manque fondamental qui structure le sujet. C’est la “chasteté de la vérité“, une vérité qui se refuse à la pleine possession, qui ne se livre que dans l’après-coup (Nachträglichkeit), dans l’expérience subjective de la castration symbolique. En ce sens, la psychanalyse lacanienne, loin d’être une science explicative, serait l’herméneutique radicale de la condition humaine comme être-de-langage.
Psychanalyse et religion : un dialogue pour notre temps ?
Comment Jean-Marie Donegani tisse-t-il ces fils complexes ? Son ouvrage n’est pas une juxtaposition de thèmes, mais une tentative de montrer la cohérence profonde, quoique souvent conflictuelle, du dialogue entre psychanalyse et religion. Il excelle à démontrer que, au-delà des rejets ou des emprunts conscients, c’est une même interrogation sur l’origine, la Loi, la faute, le désir, la subjectivité et le langage qui anime ces deux discours. La psychanalyse apparaît alors moins comme une rupture radicale que comme une reconfiguration, une sécularisation peut-être, des questionnements et des structures anthropologiques héritées du judéo-christianisme. Jean-Marie Donegani ne tranche pas : la psychanalyse est-elle une nouvelle théologie séculière, une morale post-religieuse, une gnose moderne ? Il laisse la question ouverte, mais fournit au lecteur les outils conceptuels et historiques pour instruire le débat.
L’intérêt de cet ouvrage réside aussi dans sa capacité à actualiser ces questions. Dans une époque marquée par la “post-vérité”, la fragmentation des identités, la crise des institutions (religieuses, politiques, scientifiques) et l’émergence de nouvelles formes de “religion” séculière (pensons à l’emprise de la technologie, à la “religion algorithmique” et l’intelligence artificielle qui promet savoir total et maîtrise absolue), relire les origines religieuses de la psychanalyse prend une signification particulière. La tension entre explication scientifique et compréhension herméneutique, entre la quête d’une vérité objectivable et l’affirmation de la subjectivité irréductible, entre la Loi universelle et le désir singulier, n’est-elle pas au cœur de nos débats contemporains ? L’analyse de Jean-Marie Donegani sur le rôle structurant de la castration symbolique, du manque-à-être, de la fonction du Tiers (Dieu, l’Autre, la Loi) comme condition de possibilité de la subjectivation et du lien social, offre des clés de lecture pertinentes pour penser les impasses de notre modernité tardive, oscillant entre la nostalgie d’une totalité perdue et la fascination pour une illimitation déshumanisante.
En conclusion, Aux origines religieuses de la psychanalyse n’est pas un livre facile. Il exige du lecteur une familiarité certaine avec les concepts psychanalytiques, les débats théologiques et l’histoire intellectuelle. Mais pour qui accepte de s’engager dans cette traversée érudite et stimulante, l’ouvrage de Jean-Marie Donegani offre une perspective renouvelée et essentielle sur l’un des dialogues les plus féconds et les plus complexes de la modernité. Il nous rappelle que, pour comprendre les méandres de l’âme humaine telle que la psychanalyse tente de l’appréhender, il faut aussi savoir écouter les échos lointains du sacré qui la hantent encore.

Chroniqueur : Maxime Chevalier
NOS PARTENAIRES
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.