Gabriella Zalapì, Ilaria ou la conquête de la désobéissance, Éditions Zoé, 23/08/2024, 176p. 17€.
Avec Ilaria ou la conquête de la désobéissance, Gabriella Zalapì nous offre une immersion dans les complexités d’une enfance marquée par les bouleversements socio-familiaux de l’Italie des années 1980, période où les certitudes semblent particulièrement précaires. L’autrice, reconnue pour ses œuvres introspectives telles que Antonia, Journal 1965-1966, s’illustre de nouveau dans un roman psychologique semi-autobiographique qui s’attarde sur la fragilité de l’enfance face à la séparation parentale, la dynamique de manipulation, et le chemin sinueux vers l’émancipation.
Gabriella Zalapì déploie une prose à la fois délicate, introspective et poétique pour raconter l’histoire d’Ilaria, une fillette de huit ans, prise dans les contradictions entre un père charismatique mais fallacieux, et une mère émotionnellement distante. Le cadre mouvant de l’Italie des années 1980, marqué par l’instabilité politique et sociale, reflète la confusion interne de l’enfant. Le roman transcende le récit personnel pour atteindre une résonance universelle, se faisant le miroir des enjeux de construction identitaire dans un monde en transformation.
La dérive familiale et l'identité en construction
Gabriella Zalapì plante le décor d’une famille disloquée dès les premières pages. Ilaria est propulsée dans une existence de dualité, déchirée entre l’univers imprévisible et égoïste de son père Fulvio, et la sécurité glaciale offerte par sa mère (qui n’est pas nommée dans le roman). Le père, figure d’inconstance et d’évasion, compense ses échecs par une fuite en avant, embarquant sa fille dans un périple ininterrompu à travers l’Italie. Cette errance, sous-tendue par l’incapacité de maintenir un foyer stable, symbolise l’errance émotionnelle d’Ilaria, incapable de trouver des points d’ancrage fiables. Chaque nouvelle destination est à la fois une promesse de renouveau et une source d’angoisse, accentuant son sentiment de déracinement.
Fulvio impose un rythme de vie où tout est éphémère, empêchant ainsi toute forme d’enracinement. Cette absence de constance génère chez Ilaria un besoin désespéré de repères, qu’elle tente de trouver dans des routines fragiles, des objets familiers, ou des moments volés à l’incertitude du voyage. Ce cycle d’errance devient paradoxalement le terreau de son émancipation future, car il l’oblige à se confronter à des facettes d’elle-même qui seraient restées inexplorées dans un cadre stable et prévisible.
Les lieux du roman — de Turin aux campagnes suisses, en passant par des stations balnéaires et des routes secondaires — deviennent des marqueurs significatifs des étapes intérieures d’Ilaria. Chacun de ces espaces incarne une transformation ou un questionnement fondamental, chaque déplacement étant l’occasion de redéfinir son identité face à des parents aux univers opposés. Fulvio incarne une liberté anarchique, tandis que la mère, absente et distancée, représente la rigidité et l’ordre. Ilaria est ainsi forcée de naviguer entre ces deux extrêmes, apprenant à se forger ses propres repères dans un contexte où la jeunesse est souvent livrée à elle-même. L’errance n’est pas un simple déplacement géographique, mais un voyage intérieur profond, une exploration tâtonnante d’une identité en devenir.
Le mensonge : moteur narratif et destructeur
L’un des ressorts narratifs majeurs du roman est la manipulation paternelle, constante et insidieuse. Fulvio, personnage charmeur et imprévisible, construit autour de sa fille un univers de faux-semblants qui transforme leur voyage en une véritable odyssée de l’illusion. Les cabines téléphoniques, récurrentes tout au long du livre, sont des lieux emblématiques où il réinvente continuellement la réalité, se servant de ses mots comme des armes ou des boucliers. Pour Ilaria, ces moments deviennent des fragments de vérité qui se fissurent au fur et à mesure, révélant la vulnérabilité de ce monde imaginaire. Cette prise de conscience progressive marque un tournant pour Ilaria, qui commence à entrevoir au-delà des apparences, et remet en question l’autorité et la sincérité de son père. Ce dernier devient une figure de démiurge – un créateur de réalités éphémères et fictives – mais également un personnage profondément destructeur, incapable de mesurer les effets corrosifs de ses mensonges sur la psyché de sa fille. Ses récits embellis donnent à Ilaria l’illusion d’un monde sans contraintes, mais les failles deviennent de plus en plus évidentes à mesure qu’elle grandit.
Le chemin de la désobéissance et de l'émancipation
La conquête de la désobéissance, telle que le titre l’indique, est au centre du parcours d’Ilaria. Son émancipation se développe progressivement, presque en silence, pour finalement éclater dans des actes de rébellion où elle refuse les choix paternels et affirme un besoin profond d’autonomie. Ce cheminement est motivé par un désir croissant de vérité, une volonté d’aller au-delà des récits manipulateurs de Fulvio.
La quête de liberté d’Ilaria est sinueuse, ponctuée de doutes, de reculs, mais aussi de victoires personnelles. Chaque acte de désobéissance, même mineur, est une étape essentielle vers son indépendance et l’affirmation de son identité. Ces petits gestes, souvent imperceptibles pour les autres, sont autant de victoires silencieuses qui lui permettent de se reconstruire en dehors de l’influence dévorante de son père. Gabriella Zalapì montre à travers ce récit que le refus d’obéir n’est pas un acte impulsif, mais un processus complexe, fait de luttes intérieures et de moments de courage subtils.
Ilaria, longtemps simple spectatrice de sa propre vie, devient progressivement protagoniste de son histoire. Ses interactions avec les autres personnages – la serveuse du bar, les enfants croisés sur la route – deviennent des espaces de confrontation, où elle apprend à affirmer sa voix et à reconnaître sa propre valeur en dehors des attentes parentales. L’ultime acte de rébellion d’Ilaria n’est pas un éclat spectaculaire, mais une accumulation de petits gestes qui traduisent son besoin irrépressible de retrouver son propre chemin, hors de l’ombre d’un père tyrannique. Le chemin vers l’indépendance est un processus intime et résolu, où chaque pas est une affirmation de soi.
Un voyage intérieur sous le signe de la résilience
L’écriture de Gabriella Zalapì accompagne avec brio les évolutions psychologiques de son personnage. Les descriptions chaotiques et désordonnées des premières pages traduisent la confusion d’Ilaria, son sentiment de désorientation dans un monde où les repères s’effritent constamment. Ce chaos stylistique est une représentation du tumulte intérieur d’Ilaria, reflétant sa vulnérabilité face à un univers qui semble hors de contrôle. Au fil du récit, à mesure qu’Ilaria gagne en maturité et en indépendance, le style de Zalapì devient plus structuré et affirmé, reflétant l’ordre intérieur retrouvé par l’héroïne. Cette évolution accompagne la conquête progressive de la stabilité intérieure d’Ilaria, sa quête de sens et de contrôle sur sa propre existence.
L’image de la gymnaste Nadia Comăneci, récurrente tout au long du roman, constitue une métaphore puissante de la résilience d’Ilaria. Comme la gymnaste sur la poutre, elle s’accroche malgré ses peurs, trouvant son équilibre dans l’incertitude. « C’est comme les enchaînements de Nadia Comăneci. Pour élargir le récit, il faut repousser les limites, désobéir à la logique, trouver l’endroit où le corps bascule et atteint un nouvel équilibre. » Chaque défi relevé, chaque saut dans l’inconnu, est donc une victoire personnelle sur un environnement qui la contraint sans cesse. Ilaria apprend ainsi à transformer l’instabilité en force, la vulnérabilité en résilience, et cette métaphore se révèle particulièrement puissante dans sa quête de liberté intérieure.
Une ode à la liberté arrachée
Ilaria ou la conquête de la désobéissance est un récit d’une rare intensité, où la liberté se construit comme un processus de longue haleine, loin d’être un état figé. Gabriella Zalapì dresse le portrait d’une jeunesse qui doit affronter ses propres fantômes pour se libérer des influences toxiques et parvenir à une quête de vérité. Ce roman résonne avec d’autres grands récits de la rébellion enfantine, comme Un sac de billes de Joseph Joffo ou L’Attrape-cœurs de J.D. Salinger, qui montrent que la véritable maturité passe par l’acceptation de sa vulnérabilité, mais aussi par le courage de dire non.
Gabriella Zalapì signe une œuvre poignante et lumineuse, rappelant que l’émancipation est une conquête de chaque instant, et que la désobéissance, lorsqu’elle est motivée par le besoin de vérité, représente l’un des plus beaux actes de courage. Elle capte ainsi l’essence d’un voyage intérieur complexe, marqué par la résilience, la vulnérabilité et la recherche incessante d’une liberté authentique.
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