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Jonathan Haidt, Génération anxieuse, traduction de l’anglais (américain) par Jenny Bussek, Les Arènes, 16/01/2025, 424 pages, 23,90€

Avec Génération Anxieuse, Jonathan Haidt orchestre l’autopsie rigoureuse du “grand recâblage” d’une enfance sacrifiée sur l’autel numérique. Son diagnostic implacable du mal-être adolescent est un appel vibrant à la refondation collective de notre rapport au réel et à l’incarné. Lire cet ouvrage, c’est embrasser

L’ouvrage de Jonathan Haidt, s’ouvre sur une allégorie saisissante, celle d’un enfant propulsé vers Mars, une « colonie humaine » où les conditions de vie, radicalement altérées, reconfigureraient son développement physique et psychique. Ce vertige métaphysique initial n’est pas une figure de rhétorique : il installe d’emblée le lecteur au cœur d’une tragédie contemporaine : celle d’une génération, la nôtre et surtout celle de nos enfants, soumise à une « expérience non contrôlée que l’humanité ait jamais menée sur sa propre progéniture ». Jonathan Haidt, psychologue social dont la réputation n’est plus à faire, notamment depuis son exploration des fondements moraux de nos divisions politiques dans The Righteous Mind, se penche ici sur un mal-être adolescent qui a pris, depuis les années 2010, des allures d’épidémie silencieuse, mais aux conséquences assourdissantes. Les protagonistes de ce drame contemporain sont multiples : des parents désarmés, « impuissants » face à une mutation qu’ils subissent autant qu’ils la cautionnent involontairement ; des adolescents déracinés, happés par un « monde virtuel » qui les isole paradoxalement au moment même où il prétend les connecter ; et, en toile de fond, une industrie technologique qui a orchestré, avec une redoutable efficacité, ce que l’auteur nomme le « grand recâblage de l’enfance ».

La mécanique du désenchantement

Au fil des pages, Jonathan Haidt va bien plus loin qu’un diagnostic clinique des maux qui affligent la jeunesse occidentale – anxiété, dépression, automutilation, idées suicidaires. Son ambition est d’une ampleur considérable : il s’agit de retracer la généalogie d’une transformation anthropologique, celle qui a vu « l’enfance du jeu », caractérisée par l’autonomie, l’exploration du monde réel et les interactions incarnées, céder le pas à « l’enfance du smartphone », où l’existence se consume dans le défilement infini de notifications et de contenus désincarnés. Ce passage, orchestré en un temps record – Jonathan Haidt situe le basculement principal entre 2010 et 2015 –, n’est pas le fruit du hasard, mais la conséquence logique d’une architecture technologique pensée pour la captation attentionnelle, un « coût d’opportunité » démesuré où le temps psychique de la jeunesse est littéralement dévoré. L’auteur dissèque, avec une méticulosité d’entomologiste, les mécanismes par lesquels les réseaux sociaux, initialement conçus comme des outils de « mise en réseau », sont devenus des « plateformes » performatives où chaque publication est une supplique de validation, chaque like une micro-dose de dopamine, créant un « sillon qui se creuse doucement dans le cerveau ». La filiation stoïcienne de la pensée de Jonathan Haidt affleure ici avec une force singulière ; comme Épictète déplorant la servitude volontaire de l’âme aux jugements extérieurs – « lorsque toi-même tu abandonnes ton âme au premier venu, afin que, s’il te dit des injures, elle en soit émue et troublée, tu ne rougis point ? »  –, l’auteur expose comment nos esprits, et particulièrement ceux, plus malléables, des adolescents, sont devenus les jouets d’algorithmes indifférents à leur épanouissement.

Le spectre de la désincarnation

L’un des angles les plus stimulants de l’analyse réside dans sa distinction fondamentale entre le « monde réel », espace des interactions incarnées, synchrones, au sein de communautés pérennes, et le « monde virtuel », caractérisé par la désincarnation, l’asynchronie et la versatilité des liens. Cette dichotomie n’est pas une classique opposition binaire : elle éclaire la nature profonde de l’anxiété générationnelle. Car si l’être humain, créature fondamentalement sociale et incarnée, tire sa résilience et son identité de la « syntonie » émotionnelle et de l’« apprentissage social » au contact direct d’autrui, l’enfance du smartphone le prive de ces expériences structurantes. Les rites de passage, jadis orchestrés par la communauté pour marquer la « transition bloquée vers l’âge adulte », se dissolvent dans un présent perpétuel, sans jalons ni repères, où l’âge lui-même perd de son importance normative. Jonathan Haidt suggère avec pertinence que ce déracinement, cette perte de contact avec la texture même du réel, nourrit une anomie durkheimienne, un sentiment de « vacuité » où l’individu, privé du regard structurant de la communauté incarnée, peine à trouver sa place et son sens. La dégradation spirituelle qui en résulte, cette incapacité croissante à « se dépasser », à s’émerveiller ou à s’inscrire dans une continuité qui transcende l’ego, constitue peut-être le legs le plus insidieux de ce « grand recâblage ».

L'orchestration d'une réponse

Face à ce tableau d’une humanité collectivement engagée dans une forme d’auto-sabotage développemental, Jonathan Haidt refuse le pessimisme stérile. La dernière partie de Génération Anxieuse, « Agir ensemble pour une enfance plus saine », se veut un manuel de désintoxication collective. Sans se cantonner au rôle de Cassandre, l’auteur déploie un arsenal de propositions pragmatiques, s’adressant tour à tour aux parents, aux établissements scolaires, aux géants de la tech et aux gouvernements. Ces suggestions, allant de l’interdiction des smartphones à l’école, à la refonte des lois sur la « majorité numérique », en passant par la promotion du « jeu non surveillé », reposent toutes sur un principe cardinal : la nécessité de surmonter les « problèmes d’action collective ». Car, comme le démontre l’expérience classique de Latane et Darley sur l’apathie des témoins, l’inaction individuelle face à un péril perçu collectivement est souvent la norme. Il devient donc impératif, pour Haidt, de « se faire entendre et [de se] rassemble[r] ». Cet appel à une responsabilité partagée, où chaque acteur de la société est convié à prendre sa part dans la reconstruction d’une enfance plus incarnée et moins anxieuse, constitue la véritable force motrice de l’ouvrage. Jonathan Haidt ne prêche pas une croisade anti-technologique. Il plaide pour une réappropriation éthique et anthropologiquement éclairée de nos outils, afin qu’ils servent l’épanouissement humain au lieu de l’entraver. L’enjeu est de « ramener nos enfants à la maison », non pas pour les y cloîtrer, mais pour leur permettre de s’enraciner à nouveau dans la terre ferme du réel, avant, peut-être, de s’envoler vers de nouveaux horizons, y compris numériques, mais armés d’une boussole intérieure que l’enfance du jeu aura su, patiemment, façonner.

Image de Chroniqueur : Raphaël Graaf

Chroniqueur : Raphaël Graaf

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