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George Orwell, Une histoire birmane, traduit de l’anglais par Claude Noël, Les Belles Lettres, août 2024, 344 pages, 13,90€.

George Orwell, qui a été sergent dans la police impériale en Birmanie de 1922 à 1927, comme toujours, va s’inspirer de son expérience pour construire une intrigue nourrie par ses aspirations morales, son désir d’insuffler justice et liberté dans un monde clos, où la censure est vive. Les oppositions entre le monde birman et le monde britannique, au sein de Burmese days, vont s’articuler principalement autour de cette place forte qu’est le Club britannique. Ce club est convoité par deux personnages : Veraswami, le docteur “à la peau noire” et U Po Kyin, le magistrat sous divisionnaire de Kyaukada située en Haute-Birmanie, qui compte quatre mille âmes et qui “n’a guère changé depuis l’époque de Marco Polo.” située en Haute-Birmanie.

Le combat

Entre Veraswami et U Po Kyin, entre ces deux adversaires, qui va rentrer dans le très sélect Club ? Achille contre Patrocle, David contre Goliath, on retrouve là les patrons antiques – on est bien là en terrain connu. Qui fréquente Le Club comprenant une bibliothèque, un bar, un tennis, et sur le Maidan, un court de Polo, un salon pour lire la presse et commenter ? Monsieur Leckersteen, directeur local d’une entreprise de bois, et Madame, leur nièce Elizabeth, Ellis, Maxwell, agent forestier divisionnaire, Westfield, et Mac Gregor qui cumule les fonctions de commissaire-adjoint et secrétaire. Ces hommes-là tiennent des propos ignobles vis-à-vis des autochtones. Quant à Flory, le personnage le plus travaillé en termes romanesques, il se sent bien seul. Le narrateur précise, contre toute attente, “que (…)  des hommes qui ont grandi dans le bazar et n’ont pas reçu la moindre instruction, sont fichus dès le départ”. Les femmes comme Mlle Leckersteen, tout juste débarquée d’Angleterre, débite des propos ineptes. Ce qui l’intéresse à cette jeune fille, c’est la part exotique dont elle peut tirer profit : la chasse, au léopard notamment, les paysages enchanteurs, l’équitation. Flory là-dedans a beau prendre le parti des Birmans, faire valoir leur culture, rien n’y fait. Elle ne le comprend pas, et ce n’est pas son problème. Tout ce beau monde veille à ce que “ses salauds d’indigènes n’aient accès aux clubs en général” sauf que tout peut changer dès lors que la candidature de Docteur Veraswami, mise au vote, l’emportera. U Po Kyin va donc tirer les ficelles pour faire tomber le docteur, salir sa réputation. Le détruire en un mot.

Flory

Les lettres anonymes écrites et envoyées aux membres du Club, arrivent ainsi dans les mains de Flory, et le désarçonnent. Lui, qui approuve la candidature de son ami le docteur, y renonce dès lors que cela nuit à sa réputation. Faiblesse, lâcheté pointée, préservation de ses intérêts. Qui est Flory ? Flory vit en Birmanie depuis plus de douze ans. La vie qu’il mène, faite de labeur, de surveillance, d’organisation, notamment auprès des coolies, est une vie disciplinée certes, mais désespérément solitaire. “Quand on a vécu jusqu’au seuil de l’âge mûr dans une amère solitude, parmi des gens pour qui un avis sincère sur tel ou tel sujet est un blasphème, le besoin de parler est le plus dévorant de tous les besoins.” Au travers de ce personnage, Orwell explore les contradictions d’un homme qui aime la lecture, l’ordre, le travail, mais ne peut partager ses convictions avec quiconque. Et cela le mine. “La guerre faisait rage, lointaine tel un orage au-delà de l’horizon. (…) Flory se lança voracement dans la lecture ; il apprit à vivre dans les livres au moment où la vie devenait insipide.”
Orwell, à l’instar de son héros, s’enfonce dans l’écriture comme dans une forêt éblouissante, choisissant l’expression juste, nécessaire, prenant soin d’évoquer un monde que la novlangue innerve. La novlangue : c’est-à-dire une langue convenue, corsetée, travaillée à même les interdits qu’elle génère, garantit, préserve. Et reconduit via les stratégies mises en œuvre pour s’emparer du pouvoir, le garder – contre vents et marées. Dans ce monde-là, tout doit être organisé au millimètre près. Dans ce monde-là, l’information importe. Il faut la contrôler. Rendre compte des articles postés dans le “London News” autant que dans le journal local “Le Patriote birman” dont la lecture attise la rage et la colère des Britanniques.

Quant aux femmes...

Dans ce monde-là, contrairement à ce qui a été écrit, rien n’oppose Mlle Leckersteen à la courtisane entretenue par Flory : Ma Hla May. Elles sont toutes deux vénales. Que vient faire Mlle Leckersteen en terre birmane ? Se trouver un parti intéressant. Contracter un mariage qui lui apportera tout : le confort, le temps libre, la renommée, les voyages : bref la sécurité d’une classe qui tient à ses privilèges. Ordre et croissance, ; richesse et stabilité. La courtisane elle, comme dans les romans dix-neuvièmistes, apporte sa touche de sensualité, de fantaisie, elle aime les tenues seyantes. Elle agrémente le quotidien de son amant, mais au-delà ? C’est le grand vide. Elle n’a aucun point d’appui, aucune légitimité. Flory se débat entre le plaisir gourmand et le besoin d’une vie à deux où l’on pourrait échanger des heures durant. Il n’empêche. Via l’intrigue menée, l’écrivain interroge la formidable machine de guerre que sont les Clubs très selects des Britanniques : lieux sacrés et consacrés à la lecture, aux informations, aux échanges, et aux beuveries. Lieux hautement fermés et nécessaires à la bonne marche des choses. Tel un aimant qui attire et qui structure où se prennent les décisions en toute discrétion. Alors intégrons les femmes là-dedans. Que Flory entretienne une maîtresse, libre à lui, mais qu’il ne prétende pas par la suite faire un mariage honorable ! Le voilà souillé pour l’éternité. Il a payé, il a frayé, il s’est exclu. Il a transgressé les codes et ne peut revenir en arrière. Sa réputation a été soufflée. Car ce n’est pas tant l’intériorité, les douleurs, celle de l’exilé notamment, ses souffrances que traque Orwell, ce sont “les codes de conduite” comme on dit aujourd’hui, lesquels font pencher la balance soit du côté du possible, soit dans l’impasse. Impasse sociale, politique et culturelle. Au final, après maintes péripéties, Flory mettra fin à ses jours laissant place au crocodile (surnom donné à U Ko Pyin) qui réussira, au prix de menées sordides, à entrer dans le Club sacro-saint. Gagner en renommée, en gloire, en médailles, en nom propre laissé dans le linceul de l’Histoire. “On assassine peut-être chaque année près de huit cent personnes en Birmanie : cela n’a guère d’importance. Mais le meurtre d’un Blanc est une monstruosité, un sacrilège.” Alors l’écrivain, ce très grand écrivain qu’est Orwell, a du pain sur la planche. Comment inverser la tendance ?

Quelques années plus tard, il creusera cette figure de l’arriviste mégalo et monstrueux avec beaucoup plus de brio dans Animal Farm, via Napoléon. Le cochon Napoléon qui évincera Boule de Neige parce que plus stratège, et qu’on adulera pour l’éternité. Vous vous souvenez ?

Image de Chroniqueuse : Myriam Mas

Chroniqueuse : Myriam Mas

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