Gérard Chaliand, Mon anthologie universelle de l’amour, Les Belles lettres, 17/11/2023, 1 vol. (453 p., 24,90€.
Toute la magie du désir et de l’amour dans une anthologie
Une anecdote pour commencer
C’est la première fois que je chronique l’œuvre d’un auteur que je connais depuis longtemps. Il y a quatre décennies, alors que je venais de débarquer en France, je voulais écrire, témoigner, accomplir ce que l’on appelle couramment “le travail de mémoire”. Vivant désormais dans un monde libre, je devais avant tout relater le destin d’un Kurdistan divisé, qui aujourd’hui encore, peine à se frayer un chemin parmi les nations existantes. Un Kurde qui m’avait précédé à Paris de quelques années m’a communiqué le numéro de téléphone de Gérard Chaliand. Il m’a précisé qu’il s’agissait d’un Français d’origine arménienne et surtout d’un écrivain jouissant d’une renommée internationale. N’ayant pas un poil sur le caillou, il écumait également les plateaux de télévision pour parler de géostratégie et des conflits irréguliers, les campagnes de guérilla.
Quand Gérard m’a ouvert la porte, il n’a pas perdu son temps avec les salamalecs et le « comment va la mifa ? » Il m’a demandé tout de go ce qu’il pourrait faire pour moi. J’ai répondu que je voulais que le monde entier soit au courant du malheur kurde. En particulier la France, pays de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Je suppose qu’au fond de lui il a souri de ma naïveté mais il a tendu vers moi une main large comme une pelle : Montre ! Surpris, je me suis mis à bafouiller : je n’avais encore rien fait, mais l’envie de m’exprimer grondait en moi comme un torrent. Mon café à peine bu, il m’a raccompagné vers la sortie avec quelques explications. D’une voix où se mêlaient l’autorité et la tendresse :
Reviens me voir quand tu auras quelque chose à me présenter. Mais n’oublie pas, jeune homme, que tout est dans le style. Si Shakespeare écrit une histoire d’amour, cela donne forcément Roméo et Juliette, un vrai chef-d'œuvre. Si c’est quelqu’un d’autre, cela produira tout au plus une belle histoire d’amour, mais jamais Roméo et Juliette. Jamais, tu entends !
Depuis cette première rencontre, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts de la Seine et le Franco arménien m’a toujours soutenu dans mes démarches d’écrivain.
L’amour est magique
Gérard Chaliand a à son actif une centaine de livres, parmi lesquels de nombreux ouvrages politiques et historiques, en particulier sur la stratégie militaire. Mais aussi des enquêtes de terrain, des récits de voyage, des livres pour enfants, et de la poésie de toute évidence. En 2023, à 89 ans, et comme de guerre lasse, il publie Mon anthologie universelle de l’amour, un ouvrage déroutant pour ceux qui le connaissent uniquement comme un éminent géostratège. L’auteur prévient son lecteur qu’une anthologie est par nature toujours incomplète, surtout lorsque, comme la sienne, elle aspire à être universelle. Dans son Avant-propos, il explique que sa démarche est tout à fait subjective. Ayant longuement traîné sa bosse, et n’ayant jamais prononcé vœu de chasteté, il parle de son sujet en connaissance de cause. Il rend d’ailleurs hommage « aux femmes très précieuses qui (lui) ont inspiré les pulsions et les sentiments qui n’ont cessé de (l)’animer ». Il s’étonne toujours face à la magie de cette passion, à sa beauté, et surtout à sa puissance stupéfiante.
Rien, sans doute, n’égale l’émerveillement de deux êtres qui viennent de se rencontrer, de désirer se revoir, de se découvrir, par degrés, et de s’enchanter de cette rencontre… Celle-ci bouleverse leur existence et fait battre leur cœur à l’unisson. L’aube d’une histoire d’amour fait soudain ressentir qu’on vivait, jusque-là, calfeutré en soi-même. Soudain tout prend un sens nouveau, excitant, chargé d’une émotion poétique. La vie est devenue plus précieuse parce que l’on aime quelqu’un avec passion. On est transporté, projeté hors de soi-même et jamais on n’a été aussi heureux d’être soi pour s’offrir à quelqu’un qui, de son côté, se donne à vous sans réserve. L’amour est magique !
Les multiples visages de l’amour
Le géostratège précise, spécialement pour ceux qui le suivent sur les plateaux télé, que la passion amoureuse peut être aussi dévastatrice, aussi meurtrière que les conflits irréguliers. Tout en couvrant guerres et révoltes à travers le monde, il observe les différents aspects du phénomène amoureux et en arrive à la conclusion que l’amour et la mort sont comme les deux faces de la même médaille.
Vu la complexité du sujet abordé, il répartit méthodiquement son anthologie en une vingtaine de chapitres. Il aborde ainsi l’éveil de l’amour, l’amour tel qu’on le rêve entre les moulins d’Espagne, allusion à l’émouvant Don Quichotte, le chevalier de la triste figure et à sa Dulcinée du Toboso. En ce qui concerne l’amour partagé, il nous propose l’exemple du Cantique des Cantiques, dit aussi Chant de Salomon. Pour l’amour homosexuel, il convoque l’épopée sumérienne et l’attachement de Gilgamesh à Enkidu, quand la mort de ce dernier les sépare.
L’anthologie évoque aussi longuement l’amour impossible ou interdit, donc obligatoirement frustré. Et ce sont alors Roméo et Juliette, les deux amants de Vérone, qui jouent les premiers rôles. L’amour meurtri jusqu’à l’horreur, accompagné d’une folie destructrice, est incarné par Médée, l’héroïne d’Euripide. Pour punir Jason, la « barbare » originaire de Colchide, actuellement la Géorgie, sème la mort autour d’elle, sans épargner même ses propres enfants. Quant à l’amour imposé, pratique répandue dans tout le monde musulman, l’anthologiste cite le Kurdistan irakien où il a longuement séjourné. Son attachement aux terres kurdes est particulièrement manifeste grâce aux extraits de l’épopée de Memé Alan (XIV-XV siècle), traduite par Roger Lescot. Gérard Chaliand l’estime même très supérieure à la majorité de la littérature épique européenne. Après leur mort tragique, les deux amants Mem et Zin sont enterrés côte à côte. Leur mausolée au Kurdistan de Turquie est un lieu de pèlerinage pour ceux qui rêvent d’un grand amour aussi fascinant, mais qui finirait par le mariage et une ribambelle de beaux garçons et de belles petites filles en très bonne santé.
À propos de l’amour nostalgique et perdu, il nous offre un texte de Juliette Minces, une femme qui a été déportée avec sa mère dans un camp d’internement à Gurs (Pyrénées) pendant la Deuxième Guerre mondiale. Cette femme deviendra plus tard son épouse et la mère de son fils.
Comme une abeille qui élabore son miel en butinant tous azimuts, l’anthologiste-glaneur se promène de pays en pays : France, Russie, Italie, Espagne, Turquie, Iran, Japon, Vietnam, et de continent en continent : Inde, Afrique, Amérique Latine… En somme, la planète entière est explorée et lui offre son butin. Les pays où il s’attarde le plus sont la Grèce, avec une préférence pour l’époque antique, et le Moyen et le Proche-Orient. Il n’oublie pas ses origines arméniennes : pour preuve, est reproduite la lettre très émouvante que le résistant Missak Manoukian adresse à son épouse avant d’être exécuté.
Malgré sa longue expérience, Gérard Chaliand reste humble : Ce sera au lecteur de juger s’il a réussi à transmettre ce que l’amour a d’universel. Sans oublier cependant de mentionner les nombreux obstacles qui, toujours, partout, se sont dressés sur sa route.
Mon anthologie universelle de l’amour contient dans ses pages toute la magie et toute la complexité du désir et de la passion amoureuse. Il fera sûrement le bonheur des petits et des grands, de sept à soixante-dix-sept ans.
Géostratège de renommée internationale, spécialiste des conflits irréguliers, Gérard Chaliand a vécu plus de quarante années hors d’Europe et il a connu quelque 140 pays. Auteur de près d’une centaine d’ouvrages, traducteur, anthologiste, il est aussi, et surtout, un poète.
Chroniqueur : Fawaz Hussain
NOS PARTENAIRES
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.