Hafid Aggoune, Le mari de la comtesse de Ségur, Éditions Reconnaissance, 11/03/25, 181 pages, 17€
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Dans un geste éditorial aussi audacieux que nécessaire, qui caractérise la démarche des Éditions Reconnaissance dont la mission même est de restituer leur part de lumière aux figures oubliées, Hafid Aggoune déplace le télescope de l’Histoire. Avec Le mari de la comtesse de Ségur, il oriente notre regard vers une ombre portée, celle d’Eugène, homme des coulisses, génie discret d’Hachette, dont la vie fut à la fois l’artisan et le fantôme d’une postérité qui le déposséda. Le roman s’attache à reconstituer la grammaire intime de cet homme, dont l’existence se conjugue au carrefour de la chute d’un monde et de l’avènement d’un autre, explorant le poids d’un nom, la blessure d’une filiation et la quête éperdue d’une rédemption personnelle.
Le Siècle des ombres et des lumières
Hafid Aggoune enracine la confession d’Eugène de Ségur au cœur palpitant et contradictoire du XIXᵉ siècle. Le récit épouse les convulsions d’une France qui, de l’Empire à la Restauration, de la monarchie de Juillet à la République, cherche sa propre identité, tout comme son narrateur. Eugène hérite d’un monde crépusculaire, celui de l’aristocratie post-révolutionnaire, dont le blason, si prestigieux fût-il, constitue un fardeau. Ce legs politique et familial est brisé par un drame originel, le suicide du père, qui devient la métaphore de tout un ordre décapité. Dans ce sillage, le roman tisse des dynamiques croisées d’une richesse stupéfiante : l’honneur d’Ancien Régime, inflexible et mortifère, se confronte à l’éthique pragmatique des survivants, incarnée par le grand-père maternel. Plus tard, cette tension trouve son dépassement dans l’énergie neuve du capitalisme industriel, portée par la figure visionnaire de Louis Hachette. Le destin d’Eugène se lit alors comme un pont vertigineux entre une noblesse aux gloires passées et une bourgeoisie conquérante qui invente l’avenir à travers le rail et le livre.
La confession d'une âme à contre-jour
Le roman adopte la forme d’une longue méditation rétrospective, une confession orchestrée avec une prose à la fois lyrique et ciselée. La voix d’Eugène, mûrie par le temps et la douleur, déploie une parole qui assume ses gouffres et ses élans. La structure narrative, tout en suivant un fil chronologique, se fracture au gré des réminiscences, des obsessions et des rêves. Des scènes fondatrices, tel ce cauchemar liminaire où le père saute du parapet (“Je reconnais son visage : c’est mon père !”), reviennent comme des leitmotive obsessionnels, imprimant au texte un rythme de marée émotionnelle, avec ses flux de culpabilité et ses reflux de lucidité. Hafid Aggoune use d’un style qui sait se faire miroir de l’âme tourmentée de son personnage : les phrases s’allongent en méandres introspectifs pour sonder la mélancolie, puis se contractent en éclats brutaux lors des scènes de trahison ou de désir. Cette architecture stylistique fait de la lecture une expérience immersive, plongeant le lecteur dans le clair-obscur d’une conscience qui, toute sa vie, aura lutté pour accorder sa lumière intérieure aux ombres projetées par son héritage.
Le nom, le genre et la réparation symbolique
Au-delà de sa fresque historique, l’ouvrage propose une exploration philosophique de la masculinité, de la filiation et du pouvoir réparateur de la création. Eugène de Ségur est l’archétype de l’homme défini par le manque : il vit dans l’ombre de ses ancêtres illustres, de son père suicidé, de sa femme devenue icône, et de son ami bâtisseur d’empires. Sa masculinité, minée par la honte, oscille entre l’imitation d’un modèle paternel jugé faible et le rejet d’une duplicité maternelle, pour finalement incarner une synthèse tragique des deux. Cette vacuité se prolonge dans sa propre paternité, où il devient ce père spectral qu’il redoutait, observateur lointain de ses enfants qu’il aime d’un amour abstrait et impuissant, incapable de leur transmettre autre chose que le poids de son absence. L’écriture devient alors l’ultime champ de bataille pour le sens. Sophie Rostopchine prend la plume pour panser les blessures de son enfance et conquérir son autonomie ; Eugène, par la voix que lui prête Hafid Aggoune, ordonne enfin le chaos de son existence et parvient à une forme d’admiration lucide pour cette mère et épouse qui a réussi là où il s’est senti défaillir. Le roman lui-même est cet acte de réparation ultime. En se racontant, il transmue le silence en signification et redonne à l’homme de l’ombre la dignité d’une trajectoire.
De la culpabilité à la réconciliation
Le mari de la comtesse de Ségur transcende le portrait tragique pour dessiner une subtile trajectoire de réconciliation. Eugène passe de la culpabilité paralysante à une forme d’acceptation lumineuse de son propre rôle. Le livre dépeint cette métamorphose intime où l’homme, après avoir lutté contre son destin, consent enfin à sa place. Il découvre une noblesse nouvelle, qui consiste à être le catalyseur de la grandeur d’autrui : celle de sa femme, dont il perçoit le génie et favorise l’éclosion, et celle de son ami Hachette, dont il soutient l’ambition révolutionnaire. C’est dans cette lucidité tardive qu’il trouve sa propre paix, comprenant que son héritage le plus précieux est d’avoir été le pont entre deux mondes, le facilitateur de deux postérités exceptionnelles. Dans notre époque saturée d’images et de récits dominants, ce livre restitue avec une force poignante la valeur de ces parcours souterrains. Il nous murmure que la véritable grandeur se niche parfois dans cette sagesse : reconnaître la lumière chez l’autre, et trouver sa propre sérénité en l’accompagnant.

Chroniqueur : Raphaël Graaf
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