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Hisham Matar, Mes amis, traduit de l’anglais par David Fauquemberg, Gallimard, 11/01/2024, 491p, 23,50€.

Mes amis est le récit, à la fois dense et délicat, de l’apprentissage de l’exil. En 2016, au rythme d’une déambulation mémorielle dans Londres, Hisham Matar nous offre une réflexion sur l’amitié qui, au fil de quatre décennies, a réuni trois Libyens opposés à la dictature de Mouammar Kadhafi : Khaled le narrateur, Mustafa et Hossam. Cette réflexion tire sa force de la subtilité avec laquelle l’auteur saisit et fait s’interpénétrer l’histoire politique douloureuse de la Libye, l’amour de la littérature et la fonction déterminante de l’amitié, que celle-ci approche l’inconditionnalité quasi-totale ou expérimente la distanciation silencieuse.

Des exilés sous la chape mortifère de la dictature libyenne

Issus de familles aisées et/ou cultivées entravées par la dictature qui s’est imposée dans leur pays depuis 1969, Khaled, Mustafa et Hossam saisissent l’opportunité de pouvoir faire des études supérieures en littérature au Royaume-Uni : en 1983, les deux premiers démarrent leur cursus universitaire à Édimbourg, le troisième avait commencé le sien à Dublin dix ans auparavant.
Tuant une policière non-armée et blessant plus ou moins gravement douze des personnes – parmi lesquelles Khaled et Mustafa – rassemblées contre l’arrestation, à Tripoli, d’étudiants contestataires dont certains auraient été torturés puis assassinés, la fusillade perpétrée le 17 avril 1984 d’une fenêtre de l’ambassade de Libye à Londres va constituer l’un des ressorts décisifs de la trajectoire de vie des trois amis.
Après leur hospitalisation de plusieurs semaines et, alors qu’ils sont au fait des terribles méthodes de surveillance développées par l’État libyen, notamment à l’égard de ses ressortissants faisant des études à l’étranger, Khaled et Mustafa vont vivre avec la peur permanente d’être suivis ou d’être kidnappés. Les autorités libyennes n’ayant pas informé leurs familles de leur présence à la manifestation, ils sont durablement assaillis par un doute insupportable : « soit que les autorités ne savent pas que nous étions impliqués, soit qu’elles veulent nous le faire croire pour qu’on rentre au pays et qu’on tombe entre leurs mains »».
Quant à Hossam, peu de temps après avoir fait la connaissance de Khaled à Paris au début des années 1990, lors d’une promenade au Jardin Sauvage Saint Vincent, il déclare à celui-ci : « moi aussi, j’y étais. Il est même possible qu’à un moment, vous et moi, nous nous soyons tenus côte à côte ». Profondément perturbé par cette fusillade qui « a fait dérailler sa vie », tout en s’en voulant d’être suspicieux, Khaled se demandera longtemps si son ami Hossam n’était pas l’un des badauds regardant le chaos en cours quand, lui en sang, était assis sur le trottoir dans l’attente des secours.
Amoureux des livres et des mots, les trois amis ont particulièrement souffert de « l’assassinat de la parole » instauré par plusieurs pays arabes et dont le gouvernement libyen fut l’un des pionniers. Occasionnels aujourd’hui mais nombreux au cours des années 1970 et 1980, ces assassinats visaient ceux qui osaient élever la voix – tout spécialement les journalistes – pour alerter sur les méfaits de la dictature. Leur objectif était de faire savoir à ceux qui critiquaient les hommes au pouvoir les risques qu’ils encouraient ; « être abattu en pleine rue ou être enlevé puis torturé et tué, ensuite abandonné le corps défiguré ». Tout était diaboliquement orchestré dans le moindre détail pour que cela reste en mémoire jusqu’à « vous tacher de sang l’esprit ».

Des livres pas seulement faits pour être lus mais pour vivre avec

Dès leur enfance à Benghazi, les trois amis avaient appris à aimer les livres au sein de leur famille respective. Aussi, ceux-ci ont occupé une place importante dans leurs échanges, structurant leur pensée et étayant leur argumentation sur la façon d’appréhender la situation politique de leur pays de naissance et, au-delà, l’existence en général.
Tous trois grands lecteurs, ils n’en ont pas moins abordé les livres différemment. Ainsi, à Édimbourg, Khaled perçut rapidement, qu’à sa différence, Mustafa « s’attaquait aux livres armés d’outils pointus » voulant d’emblée savoir s’il était d’accord avec les auteurs, s’il s’agissait de personnes respectables notamment en termes d’orientation politique. Historien reconnu ayant, après 1969, refusé « sans faire de bruit des postes universitaires et autres emplois lucratifs dans des comités financés par l’Etat », le père de Khaled lui avait fait comprendre « qu’il ne faut pas juger trop vite, que certains livres, de même que certaines personnes, mettent du temps à se dévoiler ». Alors qu’après le 17 avril 1984, Mustafa s’est progressivement retrouvé « à mille lieues de la littérature », se sentant mal à l’’aise à la vue d’un livre, qui autrefois l’aurait probablement passionné, les livres furent pour Khaled un moyen d’apaiser sa nervosité : optant pour une manière de lire « plus méthodique, proche de la maniaquerie », il sélectionnait un auteur et parcourait, obsédé, l’ensemble de son œuvre jusqu’à se perdre dans un monde imaginaire.
Contrairement à Khaled, Hossam, lui, était « déprimé par la vue d’un mur de livres ». Khaled pensait que ce n’était pas cette vue qui troublait son ami « mais la stabilité qu’une telle acquisition suppose ». Selon lui, le fait qu’Hossam ne s’aventure que rarement au-delà de la trentaine de livres possédés et transportables dans une valise « ne tenait pas seulement à un désir d’être frugal, de rester léger, de pouvoir déménager à tout moment mais de résider durablement dans le même terrain littéraire, avec ses recoins familiers et d’en savoir, à l’échelle d’une vie, autant que possible sur une poignée de livres, jusqu’à ce qu’ils acquièrent l’apparence d’un pays natal ».

L’amitié : force et précarité d’un "espace à habiter"

Outre le temps de peur qui s’est écoulé entre la fusillade du 17 avril 1984 et la mort de Mouammar Kadhafi le 20 octobre 2011, la nouvelle littéraire – Le donné et le pris – écrite par Hossam à l’âge de 22 ans, et lue audacieusement en mars 1980 par le journaliste libyen Mohammed Mustafa Ramadan sur les ondes de la BBC peu avant qu’il soit abattu, a profondément soudé les trois amis.
Après avoir religieusement écouté cette nouvelle dans l’appartement familial de Benghazi entouré de ses parents et de sa sœur, Khaled, âgé de 14 ans, se souvient de ce qu’elle a produit en lui : « je suis devenu, de manière intime et muette, profondément conscient de la fragilité de tout ce qui m’était cher : ma famille, la perception que j’avais de moi, l’avenir que je m’autorisais à projeter ». La percevant comme une métaphore de l’impuissance et de la liberté entremêlées qui, inlassablement, scande chaque exil, Khaled s’y référera pour objectiver l’amitié qui le lie à Mustafa et à Hossam. Alors qu’à l’hôpital il guérit des blessures provoquées par la fusillade et que Le donné et le pris est publié dans un recueil, impatient, Khaled la fera connaître à Mustafa, enthousiaste. Et, quand Hossam, l’auteur de celle-ci, deviendra leur ami, la nouvelle s’imposera d’autant plus comme l’un des soubassements de « l’espace à habiter » que l’amitié circonscrit.
Avant 2011 et la possibilité d’un retour en Libye, se résolvant le plus souvent par des moments de distanciation, leurs disputes n’ont pas ébranlé l’espace d’amitié intensément partagé, même si « comme toutes les disputes peut-être, elles cachaient des désaccords plus profonds ». Après la chute du régime dictatorial et les incertitudes et violences qui s’ensuivent, Mustafa et Hossam regagnent leur pays, le premier comme combattant intransigeant et le second pour retrouver ses racines familiales et nationales. Pour sa part, Khaled choisit de rester à Londres et il sait que désormais « savoir exactement ce que ses amis ressentent, ce que ça fait d’être dans leur peau » ne s’éprouvera plus. Il comprend que leur éloignement et les silences qui, inévitablement, l’accompagnent, font leur œuvre, rendant fragile l’espace, qu’ensemble, ils avaient construit et pleinement investi. Il sait que leur amitié « est devenue étroite et assez peu hospitalière » ; que ce sont les regrets chacun de son côté, qui la maintient en vie.

En explorant l’exil dans toute sa complexité, Hisham Matar montre avec pertinence et finesse combien l’existence de celles et ceux qui le connaissent s’expérimente dans un « ici » où le « là-bas » est toujours agissant avec plus ou moins d’insistance et de souffrance. Quand après plusieurs décennies, se pose « ici » la question du retour ou du non-retour « là-bas », Mes amis documentent notamment la douleur inévitable mais aussi la lucidité implacable du choix du non-retour ; « ne pas pouvoir retourner là où l’on voudrait car l’endroit et nous avons changé ».

Chroniqueuse : Eliane le Dantec

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