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Peter Frankopan, Les Métamorphoses de la Terre, traduit de l’anglais par Patrick Hersant et Sylvie Kleiman-Lafon, Éditions Tallandier, 05/09/2024, 984 p., 31,90€

Les Métamorphoses de la Terre, le dernier ouvrage de l’historien britannique Peter Frankopan, l’auteur du best-seller Les routes de la soie : une nouvelle histoire du monde, s’impose comme une contribution ambitieuse et fascinante à la compréhension de notre relation à l’environnement. Plus qu’une simple chronique des bouleversements climatiques, le livre explore avec minutie les liens inextricables tissés entre l’histoire de l’humanité et celle de notre planète, s’étendant sur des milliards d’années. L’ouvrage s’inscrit dans un contexte mondial marqué par la multiplication d’événements climatiques extrêmes, d’une urgence croissante et d’une angoisse palpable face à un avenir potentiellement catastrophique. Peter Frankopan répond à ces préoccupations contemporaines en plongeant le lecteur dans un voyage fascinant à travers les méandres du temps, à la recherche d’explications et de pistes de réflexion pour l’avenir.

Une fresque historique ambitieuse

Les Métamorphoses de la Terre s’ouvre sur une image saisissante, un tableau presque irréel aux yeux de celui qui a l’habitude de contempler le temps à l’échelle d’une vie humaine. Imaginez les débuts de la Terre, il y a 4,5 milliards d’années : la formation progressive de notre planète, cette « accrétion » lente et inexorable, suivie d’une collision cataclysmique avec un corps céleste de la taille de Mars. Ce choc titanesque, libérant une énergie phénoménale, donne naissance à la première atmosphère, un mélange dense de gaz anoxiques. Des océans de magma et un bombardement incessant de météorites géantes remodèlent littéralement la Terre, sculptant sa surface, faisant naître des continents et donnant naissance à la Lune. Ces événements d’une ampleur inconcevable déclenchent une série de bouleversements climatiques et écologiques : des éruptions volcaniques d’une puissance apocalyptique jusqu’à des glaciations globales recouvrant la surface de la Terre de kilomètres de glace.
Cette fresque grandiose, peignant les balbutiements de la Terre sur des milliards d’années, sert de toile de fond au récit que nous livre Peter Frankopan. Elle met en perspective le caractère récent et presque insignifiant de l’arrivée de notre espèce sur une planète façonnée et modelée par des forces naturelles et des processus évolutifs dans lesquels nous n’avons joué aucun rôle. C’est dans ce cadre démesuré que se déroule l’histoire qu’il raconte : de la création de l’univers aux bouleversements causés par l’homme moderne, du jaillissement des premiers hominidés aux ères de l’urbanisation et de l’industrie, de la maîtrise du feu à l’invention des armes de destruction massive et au réchauffement climatique anthropique. L’ampleur des temporalités et des échelles abordées est fascinante et invite à repenser la relation de l’homme avec son environnement sous un angle radicalement différent.

Une nouvelle perspective sur l’histoire du monde

Les Métamorphoses de la Terre s’affranchissent d’une vision purement anthropocentrique. L’ouvrage remet en cause la perspective classique qui place l’homme et ses réalisations au centre de l’histoire du monde et met en avant une force plus vaste, plus complexe et imprévisible : le climat et ses innombrables caprices. Ce changement radical de perspective impose une relecture de certains épisodes et transformations majeures, ainsi que des figures historiques dont l’impact sur l’organisation des sociétés humaines se révèle d’emblée plus complexe et ambivalent que dans les récits traditionnels, comme le montrent des cas soigneusement choisis et développés par l’auteur dans son enquête historique.
Prenons, par exemple, la chute de Rome. Cette catastrophe, qui a fasciné de nombreuses générations d’historiens et continue de susciter des débats passionnés, trouve traditionnellement une explication assez simple : à la fragilité politique s’ajoutent des pénuries alimentaires dues à de mauvaises récoltes, des attaques de « barbares » venus de Germanie, ou encore la propagation de maladies comme la peste. Réduire l’effondrement de ce vaste empire à la combinaison de quelques facteurs simples et tangibles est cependant réducteur.
Peter Frankopan aborde cette question sous un autre angle : il place au centre de son analyse le long processus d’aridification que la région méditerranéenne a subi au cours du troisième siècle de notre ère, un changement lent et insidieux qui a réduit les récoltes, intensifié les inégalités au sein des populations et engendré des crises sociales et politiques, dont la peste ne serait qu’une conséquence plutôt qu’une cause.
L’apparition de nouvelles religions, souvent présentée comme le résultat d’un basculement radical provoqué par une figure charismatique ou une suite d’événements dramatiques, doit également être réévaluée à l’aune des conditions climatiques et de leur impact. Le jaïnisme, prônant le respect de toute vie – des plantes aux micro-organismes en passant par les animaux et les éléments eux-mêmes –, le bouddhisme, qui recherche l’illumination pour se libérer des souffrances du monde physique, et l’Islam, religion née des troubles du VIIe siècle en Asie et au Moyen-Orient, dont la diffusion rapide doit beaucoup à l’état d’esprit des sociétés désespérées en quête d’un nouvel espoir : la géographie et les changements climatiques ne suffisent pas à expliquer à eux seuls les succès de ces religions.
Pour l’historien, il faut aussi voir dans ces mouvements le fruit d’un désir profond de créer un système autour duquel se rallier, capable non seulement d’offrir des explications et des protections dans un monde devenu imprévisible, mais également d’apporter un soulagement et un espoir d’une vie meilleure. L’exemple du christianisme, avec sa popularisation rapide au VIe siècle, au moment des grands bouleversements et des peurs provoqués par le chaos politique et climatique de la fin de l’Antiquité, en est une illustration. C’est en ce sens que les religions agissent comme une force sociale structurante et jouent un rôle clé dans l’organisation des écosystèmes et l’évolution des modes de vie à long terme, en codifiant et en régulant l’interaction entre l’homme et la nature, tout en lui offrant une signification nouvelle et positive.

Une écriture accessible malgré la complexité du sujet

Malgré l’étendue et la profondeur des recherches que l’on devine en filigrane, Les Métamorphoses de la Terre ne perd jamais de vue l’importance de se faire comprendre par le lecteur non initié. Peter Frankopan manie une plume agile et fluide ; son style est clair et engageant, sans jargon scientifique superflu. L’auteur maîtrise l’art délicat d’allier la rigueur scientifique et la vulgarisation accessible au plus grand nombre, tout en maintenant un niveau d’analyse constamment élevé et riche. Il insère avec parcimonie des citations ou des données précises pour illustrer son propos et, pour faciliter la compréhension de phénomènes complexes, utilise régulièrement des métaphores pertinentes et des images parlantes qui nourrissent l’imagination.
Les Métamorphoses de la Terre est un livre foisonnant de savoir et riche en angles d’analyse inattendus. L’auteur collecte avec un soin maniaque une quantité phénoménale de données en provenance de sources variées et d’une richesse considérable : archives historiques, sources écrites, études génétiques ou anthropologiques, analyse de vestiges archéologiques, et témoignages rapportés par des explorateurs ou voyageurs du monde entier, jusqu’à la modélisation climatique basée sur les dernières recherches scientifiques.
En s’appuyant sur cette impressionnante documentation, Peter Frankopan livre des éclairages inédits sur des périodes obscures et des questions trop souvent négligées, comme le rôle joué par les inondations dans le développement du Néolithique et l’avènement des villes en Mésopotamie, la façon dont la variabilité des moussons a pu influer sur l’effondrement de l’Empire d’Akkad, les effets contrastés d’éruptions volcaniques spectaculaires dans des régions aux antipodes, ou les rapports conflictuels entre nomades venus des steppes d’Asie centrale et empires comme celui des Tang. Il examine l’expansion et l’influence de l’Islam, explore l’empire khmer, remet en question des conceptions erronées de la crise des dynasties Ming en Chine au XVIIe siècle ou de la « petite divergence » en Europe au XVIIIe siècle, en replaçant ces transformations politiques au sein de leur contexte écologique. Il souligne l’importance d’analyser des événements et phénomènes régionaux qui affectent ou façonnent l’ensemble de la planète, même s’il est vrai qu’il n’accorde pas toujours une attention égale aux différentes parties du monde.

Quelques humbles limites à souligner

Ce livre est presque parfait, et si l’on y trouve beaucoup à admirer, quelques aspects peuvent laisser le lecteur perplexe. Même s’il tente de nous décentrer d’une perspective eurocentrée en élargissant son regard vers d’autres régions et continents. Il est notable que son attention se focalise, comme dans ses précédents livres, principalement sur l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe. L’Afrique, en particulier – terre de migrations, région d’exploitations coloniales massives, foyer d’instabilité politique, continent d’innovations et centre de commerce – reste trop souvent mise à l’écart par l’historiographie traditionnelle, dont ce livre ne s’est pas encore totalement libéré.
Certains choix méthodologiques de Peter Frankopan ont aussi été critiqués, notamment par des anthropologues qui estiment que ses recherches en paléoanthropologie s’appuient sur un matériel à la fois limité et trop hétérogène. Ils jugent que la sophistication de sa démonstration, bien plus développée dans les parties consacrées aux périodes plus récentes de l’histoire, souffre d’un déséquilibre en faveur de l’Ancien Monde lorsqu’il évoque les temps reculés, et s’efforce de comprendre les transformations progressives du comportement humain. À la complexification de la société correspondent des hypothèses et explications, certes logiques et pertinentes pour ceux qui étudient la diffusion de la religion et l’organisation du monde politique, mais les conditions de vie et l’évolution culturelle restent difficiles à appréhender dans leur globalité pour les hommes préhistoriques, qui n’ont pas eu besoin de l’écriture pour survivre et s’adapter au climat. Il convient, pour un chercheur honnête et respectueux des savoirs et modes de vie différents, de nuancer ses propos. On peut trouver ces réserves un peu pointilleuses ou même absurdes ; la vérité se trouve, sans aucun doute, quelque part entre les deux.

En refermant Les Métamorphoses de la Terre, nous demeurons persuadés qu’il est désormais essentiel de repenser l’historiographie et de replacer le climat au premier plan. Ce n’est pas seulement un élément indispensable à la compréhension des défis présents et à venir – écologiques, économiques, sociaux et politiques –, c’est le fondement même de l’évolution de l’humanité et de sa relation avec le monde vivant depuis l’origine de la Terre jusqu’à nos jours. Ce travail magistral de près de 1000 pages est non seulement l’œuvre d’un spécialiste reconnu, mais constitue en réalité le socle d’une réflexion ambitieuse et nécessaire sur notre façon d’appréhender le présent et, surtout, l’avenir.
Peter Frankopan clôt le livre en appelant ses lecteurs à agir et à opérer les choix nécessaires, qu’ils soient conscients ou contraints, pour préserver l’humanité, la flore et la faune. Il est toutefois possible d’interpréter cela comme un avertissement : si nous sommes incapables de le faire, notre sort est peut-être déjà scellé. L’espérance n’a jamais survécu longtemps quand la réalité des choix devient intenable et inéluctable.

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