Evgueni Vodolazkine, Histoire de l’île, roman traduit du russe par Anne-Marie Tatsis-Botton, Éditions des Syrtes, 05/01/2024, 1 vol. (307 p.), 23€.
Evgueni Vodolazkine, né à Kiev en 1964, est médiéviste et écrivain. Histoire de l’île, son cinquième roman, nous confronte à une sorte d’utopie (l’île dont il est question n’existe sur aucune carte), celle d’une principauté à l’histoire tumultueuse, que racontent plusieurs narrateurs.
Une histoire mise en question
Dès le début le lecteur est invité à se méfier. La prophétie d’Agathon concernant le devenir de l’île mise en exergue du livre relève du genre apocalyptique omniprésent dans la Bible dont elle reprend le style imagé annonciateur de catastrophes. « Et la terre tremblera et au Septentrion s’enflammera l’eau noire et au Midi coulera l’eau ardente. Et la cendre des cieux tombera et vos cœurs ne seront plus que cendres. » La note de l’éditeur qui suit nous laisse supposer qu’il s’agit d’une mystification et car cette dernière fait aussi partie du récit. Sorte de métatexte elle parodie les véritables notes d’éditeurs et informe sur la structure du roman. Il s’agit de la republication d’une histoire de l’île déjà institutionnalisée qui figure dans les programmes scolaires et intervient en alternance avec les commentaires d’un couple princier Parthène et Xénie dans un contexte apparemment troublé qui appelle à porter désormais un regard interrogatif sur l’Histoire dans la mesure où la prophétie d’Agathon semble se réaliser. Parthène et Xénie sont âgés de 347 ans une longévité que cette narratrice explique par l’évolution de la notion de temps alors que le récit croise histoire biblique et histoire de l‘île :
Les gens étaient encore pleins de l’atemporalité paradisiaque. Ayant un pied dans l’éternité ils commençaient tout juste à s’habituer au temps. A mesure qu’ils s’éloignaient du Paradis leur durée de vie diminuait de plus il ne faut pas croire que la longévité s’est limitée aux aïeux. Aujourd’hui Parthène et moi avons tous deux 347 ans et cela n’étonne personne.
Une sorte de raccourci temporel condense l’histoire de l’île passée des temps mythiques à une succession de princes parfois autoproclamés pour s’achever à l’époque contemporaine définie par certains indices de modernité comme le cinéma ou le chemin de fer.
La succession de narrateurs dévolus à la chronique imprime au texte de celle-ci des tonalités différentes. Ainsi la voix de Théodore qui ouvre le récit se focalise d’abord sur l’absence d’histoire des siècles précédents sans précisions temporelles les chroniques antérieures non écrites relevant plutôt du mythe ou de la légende dans une conception cyclique du temps. Le premier écrit de Théodore revêtirait comme l’Enquête d’Hérodote la fonction de geste fondateur. Divers événements ont permis au premier chroniqueur de l’île de prendre conscience d’un temps linéaire avec un commencement et une fin. Parthène le prince interroge la notion de temporalité les falsifications de l’Histoire et son utilité. Xénie son épouse porte un regard différent sur l’histoire et les prophéties. Ces différents points de vue se complètent plus qu’ils ne s’affrontent et suggèrent au lecteur d’adopter une distance par rapport à ce qui lui est raconté. Réflexion sur l’Histoire et réflexion de l’histoire se mêlent dans ce texte plus complexe qu’il n’y paraît. Le premier texte est dicté par Agathon à Procope le Bredouillard un homme condamné au silence (on lui a coupé la langue) pour avoir proféré des obscénités). D’autres tel Nicanor l’Historien lui succèdent.
La lutte pour le pouvoir
Le style et le contenu des chroniques parodient ceux des chroniques médiévales un fonds religieux des épisodes de violence de prises de pouvoir de guerres d’attentats qui opposent parfois les habitants de l’île à ceux du continent ou les souverains légitimes à des usurpateurs. La conquête du pouvoir qu’il soit politique ou religieux constitue un des motifs principaux du roman. Il y a la Guerre des lignées qui oppose des princes héritiers. Parthène et Xénie sont eux-mêmes victimes de l’avidité de certains prédateurs. Le roman fait émerger quelques figures monstrueuses comme celle de Justin le Pieux ou sa seconde épouse Glycère pour qui la chronique officielle se mue en hagiographie. Justin oncle de Parthène « devint pour le jeune garçon un second père. » Quant à Glycère elle incarne la fonction maternelle : « Ayant connu une jeunesse pleine d’alarmes-pauvre mais honnête difficile mais belle-la princesse fut pour l’enfant l’exemple de l’immarcescible. (On notera l’étrangeté du terme employé) Une source inégalée de lumière un exemple indépassable. » Mais la réalité s’avère tout autre. Dans sa chronique clandestine l’auteur s’attache à rétablir la vérité qui fait de Justin un « adultère sans cervelle concussionnaire et usurpateur » qui a persécuté l’évêque Théophane. Quant à Glycère il s’agit d’une prostituée : Glycère veut dire douce au goût… « Je dirai qu’ils furent très nombreux à goûter à ses délices dès ses quatorze ans car dans l’histoire de l’île il n’y eut pas de plus grande p…«
Le livre décrit les crimes des puissants les abus de pouvoir et analyse les mécanismes d’accession au trône. Il met en évidence les procédés de la censure qui contribuent à les masquer comme dans cette chronique qu’un ministre fait expurger : « le peu qui reste de ses pages pointe de la reliure comme les moignons d’un cul-de-jatte. » C’est ainsi que le prince Parthène décrit l’acte de biblioclasme du ministre Athanase indigné que la chronique ne soit pas remplie d’actes héroïques :- « Ciseaux commanda-t-il le visage figé. On apporta des ciseaux et Athanase fit signe à Galaction :-Coupe ! Galaction stupéfait regarda le ministre. -Mais c’est comme on dit l’Histoire…Elle est comme elle est-c’est pour cela qu’elle est intéressante…«
Devant l’insistance du ministre Galaction obéit avec « l’impression de castrer l’histoire » puis brûle le manuscrit dont les feuilles se tordent de douleur dans le poêle comme si elles étaient vivantes. Parthène conclut cet épisode en rappelant que la mort quelle que soit l’issue du combat vient toujours à la fin. Le ministre Athanase lui-même ne peut y échapper.
Une ironie ravageuse
La critique omniprésente dans le roman s’accompagne d’une ironie cinglante qui s’exerce à chaque instant. En dépit de sa cruauté le livre est extrêmement drôle. Ainsi l’oraison funèbre d’Athanase s’exprime en ces termes que ne désavouerait pas l’Ecclésiaste même si l’auteur les épice d’un peu d’humour : « Le ministre Athanase aussi est mort. Et on peut dire qu’il eut une mort exotique puisqu’y est impliqué un crocodile. Le crocodile aussi est mort. » Le récit se moque de la langue de bois qui manipule le langage : « Le plus triste c’est que dans les cercles progressistes on se faisait un devoir de ne pas appeler “scélérats” les scélérats mais des “combattants pour une vie meilleure”. La qualité de la traduction d’Anne-Marie Tatsis-Botton met en évidence la finesse et les nuances du style de l’auteur. L’ironie rappelle certains traits de l’histoire russe et les débuts de l’Union soviétique comme ce prodige mentionné qui rappelle le langage de l’agit’ prop. « Le second cas était indiscutable et n’annonçait rien de bon. Une ânesse arriva sur la grand-Place et prononça d’une voix humaine : Les révolutions sont les locomotives de l’Histoire. Après réflexion elle ajouta : Nous n’avons rien à perdre que nos chaînes.«
Une prédiction irréalisée car l’auteur fustige avec une ironie cinglante le durcissement d’un régime évoquant le stalinisme.
Ce jeu entre passé et présent ces réflexions sur le pouvoir et la falsification de l’Histoire composent un ouvrage d’une rare intelligence. Si Evgueni Vodolazkine a parfois été comparé à l’Umberto Eco du « Nom de la Rose » il s’en démarque par son originalité et le caractère propre de son récit. Les deux auteurs ont en commun cette faculté d’analyse et cette distance ironique mais le roman russe ne doit rien à celui de son prédécesseur. Stimulant pour l’esprit et infiniment drôle il s’avère aussi extrêmement brillant.
Un ouvrage d’une grande finesse. Une prouesse littéraire et un chef-d’œuvre d’humour à lire absolument.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
marion.poirson@gmail.com
NOS PARTENAIRES
Faire un don
Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.