Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Jean-Yves Mollier, Interdiction de publier !, Éditions Double ponctuation, 09/04/2024, 130 p., 18€.

Interdiction de publier ! est un titre qui donne le ton : les libertés de penser et d’écrire sont limitées et censurées. Le sous-intitulé, La censure d’hier (de l’Antiquité gréco-romaine) à aujourd’hui (avec les quelque 3 300 interdictions et demandes de retraits de livres dans les écoles et bibliothèques étasuniennes entre juillet 2022 et juillet 2023), (dé)montre la pérennité et la croissance exponentielle de la censure. Quelles sont les différentes censures des livres dans le monde et leurs nouvelles mutations ?

Une censure intemporelle et universelle

De 1574 à 1917, l’Église catholique, via l’Inquisition, censure les esprits avec l’Index (librorum prohibitorum). Tels les livres aux idées non catholiques, les hommes sont brûlés par le feu purificateur : Michel Servet à Genève en 1553, Étienne Dolet à Paris en 1546, Giodarno Bruno à Rome en 1600. Le 19 juillet 1874, le dessinateur André Gil donne traits à Dame censure dans L’Éclipse. Anastasie est une vieille dame à l’affreux bonnet accompagnée d’un hibou (elle travaille surtout la nuit, en douce) et armée d’une énorme paire de ciseaux castrateurs pour couper les textes à défaut des têtes. Les fleurs du mal de Charles Baudelaire et Madame Bovary de Gustave Flaubert sont mutilés et leurs auteurs traduits en justice (avant de l’être, le succès venu, dans de nombreuses langues). On comprend pourquoi Boris Vian emprunte de nombreux surnoms, dont Vernon Sullivan pour J’irai cracher sur vos tombes. Oscar Wilde est condamné aux travaux forcés en 1895 pour crime d’homosexualité et bon nombre d’auteurs anglais et nord-américains choisissent l’exil et Paris pour publier leurs œuvres (Ulysse de James Joyce, Tropique du cancer de Henri Miller). La censure qui frappe les démocraties et les dictatures est parfois vaine. L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne, plus efficace que le programme La guerre des étoiles de Ronald Reagan (acteur déchu de westerns), fait imploser le géant soviétique. Au Royaume-Uni et aux E.U., la disparition des librairies indépendantes des centres-villes et leur remplacement par les rayons des grands magasins menacent les petits éditeurs. La pléthore d’offres (un million de titres en papier et numérique disponibles au même moment) vivifie les majors et les conglomérats (Amazon, Google, Facebook, Tik-Tok, Instagram) qui, par leurs référencements, phagocytent l’information. Insidieuse, la censure technologique prône la pensée unique et noie la qualité sous la quantité.

La censure religieuse

Si l’index qui frappe en 1956 Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir est supprimé en 1966, la censure catholique est toujours vivante : trois prêtres polonais intégristes brûlent en 2019 des dizaines de livres, dont Harry Potter et Twilight, contraires à la foi. Cette censure génère en 1930 le Code Hays qui, rédigé par deux Catholiques, l’éditeur Martin Quigley et le Jésuite Daniel Lord, moralise le cinéma. L’abbé Bethléem édite en 1904 le best-seller Romans à lire et romans à proscrire, réédité onze fois jusqu’en 1932. La condamnation de l’homosexualité gagne le monde musulman, une tolérance vue comme l’apanage de l’Occident, un vice et une maladie du Blanc. Des écrivains contournent l’interdit par l’exil et publient en français. Parler des questions religieuses est tabou d’où la fatwa lancée contre Salman Rushdie et la tentative d’assassinat qui échoue de peu en 2023. La phobie du blasphème, non reconnu en France mais qui vaut aux membres de Charlie Hebdo d’être décimés en 2015 et au professeur Paty d’être décapité en 2020, montre un intégrisme mondial qui n’épargne personne. On pense au Chevalier de la Barre torturé, décapité et brûlé à Abbeville en 1776, à William Tyndale étranglé et brûlé à Vilvorde en 1536, à Jean Calas, accusé d’avoir tué son fils protestant qui voulait devenir catholique, roué, étranglé et brûlé à Toulouse en 1762. Le cinéma n’est pas épargné avec les menaces de procès : les Monty Pithon et La vie de Bryan en 1979, Jean-Pierre Mocky et Le Miraculé en 1987 et Il gèle en enfer en 1990, Mel Gibson et La passion du Christ en 2004.

La censure politique

La censure peut menacer la vie des éditeurs africains et asiatiques. Au Cameroun et en Côte d’Ivoire, les accidents d’automobile sont nombreux. Les États africains en guerre n’incitent pas aux critiques. Au Liban, en Syrie, au Koweït, en Iran, la censure ne se cache pas et des fonctionnaires lisent les manuscrits avant publication, les foires aux livres ont un pré-contrôle des livres. Les censures locales s’ajoutent aux censures nationales et rendent complexe le travail des éditeurs. Du fait de l’encadrement policier et juridique, l’édition devient une résistance au Soudan et en Iran comme le fut la France entre 1940 et 1944 où Aragon invitait les Français à faire de la littérature de contrebande, riche en subtilités trompant le censeur non cultivé. En Syrie, au Soudan, au Yémen, il n’est guère d’éditeur ou de journaliste qui n’ait été emprisonné, torturé. En Amérique latine, à Cuba, en Argentine, au Chili, les dictatures font disparaître des personnes qui ne sont jamais retrouvées, l’impunité ou la mort des meurtriers ne faisant qu’augmenter le trouble. En Chine et en Russie, les lois liberticides se multiplient. Aux E.-U., le politiquement correct touche les éditeurs qui gomment tout ce qui indisposerait les lecteurs. Au Royaume-Uni et en Catalogne La belle au bois dormant et Le petit chaperon rouge retirés des écoles maternelles font craindre une nouvelle chasse aux sorcières. Le monde éditorial fait tout relire voire récrire pour éviter toute plainte ou procès

La censure morale et le wokisme

Pour faire taire les esprits, la censure s’attaque aux jeunes à travers l’enseignement en prétextant les protéger des idées, illustrations et mots dangereux. Aux E.-U., les parents demandent le retrait des livres des écoles ou des programmes et la Cour suprême s’est prononcée en 1982 sur des livres qu’une l’école voulait retirer alors que les élèves s’y opposaient : désormais, les livres une fois autorisés ne peuvent être retirés, le choix s’opère à la sélection première les intégrant. En Chine, deux bibliothécaires zélés ont brûlé en 2019 des livres jugés illégaux par le régime. En France, le livre Nathan Jeunesse (Dès 2 ans) intitulé T’choupi part en pique-nique de Thierry Courtin est interdit par Apple en 2012 à cause de l’ambivalence du mot nique, avant d’être accepté et autorisé à la vente. Les GAFAM et les sites internet dictent leurs normes et censurent les livres comme la pensée. Facebook refuse ainsi L’origine du monde de Gustave Courbet mais tolère des images de décapitations. Pour défendre le droit des minorités sexuelles (les LGBTQIA+ ou lesbienne, gay, bisexuel(le), trans, queer, intersexe et asexuel(le).) et des groupes minoritaires (tels les Afro-Américains), certains groupes radicaux imposent leur cancel culture, stigmatisant ceux qui en sont jugés indignes : Woody Allen et ses mémoires et Roman Polanski et J’accuse sont ainsi rejetés. Dans une telle perspective, on ne lirait plus Voyage au bout de la nuit de Louis Ferdinand Céline.

La censure économique

Comme pour le cinéma, la censure économique est la plus forte car l’argent est le nerf de tout film ou livre. En 1980, Marcel Dassault fait racheter tous les exemplaires du livre que lui consacre Pierre Assouline pour en limiter la diffusion. Quelques années plus tard, le directeur général des éditions Calmann-Lévy renonce à publier la biographie sur François Pinault car celui-ci dirige la FNAC qui monopolise alors la diffusion des livres en France. Plus subtile est la méthode de l’assèchement : qu’un livre sorte sur un homme politique ou un acteur, on publie juste avant un autre livre sur le même sujet en inondant le marché, qui plus est avec de bonnes critiques, en coulant ainsi l’ouvrage gênant à venir. Une autre méthode est la menace de procès ruineux ou celle de bâillonner les lanceurs d’alerte (menacés de se trouver sans emploi et d’aller en prison) et tout le monde connaît le calvaire de Julian Assange pour avoir osé divulguer des documents secrets sur les guerres d’Afghanistan et d’Irak. Les mafias peuvent aussi mettre des contrats sur ceux qui osent parler sur elles.

En conclusion, la censure des ouvrages est un phénix toujours renaissant qui frappe à n’importe quel endroit ou moment. Lorsqu’on pense à la censure, religieuse, politique, morale, économique, on pense à Socrate obligé de boire la ciguë, Galilée se rétractant pour éviter le bûcher, Anastasie avec ses ciseaux. Aujourd’hui, l’ombre de la censure plane plus que jamais sur les têtes des défenseurs de la pensée, intimidés et menacés de procès, prison et mort. Interdiction de publier ! est un ouvrage universitaire instructif de Jean-Yves Mollier qui ouvre l’esprit sur le monde censorial, vaste et insoupçonné. Si publier est une liberté mise à mal, il faut résister en lisant car lire c’est penser. On doit lire Fahrenheit 451, le roman dystopique de Ray Bradbury (1953), et voir le film éponyme de François Truffaut (1966), où l’État censorial brûle les livres pour empêcher les adultes de lire et raisonner et envoie les enfants à l’école pour les endoctriner. Mais la résistance s’organise et l’homme lit et l’éditeur publie.

Image de Chroniqueur : Albert Montagne

Chroniqueur : Albert Montagne

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Histoire

Comments are closed.