Stefano D’Arrigo, Horcynus Orca, traduit de l’italien par Monique Baccelli et Antonio Werli, Le Nouvel Attila, 13/10/2023, 1 vol. (1371 p.), 39,90€
Horcynus Orca est un livre fleuve, placé d’emblée sous le signe de la monstruosité. Par son titre d’abord, qui évoque un énorme animal marin, il se décline avec une étrange orthographe, le h et le y n’existant pas en italien. Par le temps consacré à son écriture et à sa traduction, et enfin par sa longueur démesurée, il excède les normes romanesques habituelles.
L’action se situe en 1943, et raconte l’odyssée d’un marin fraîchement démobilisé, Ndrja Cambria, nouvel Ulysse égaré dans un bosquet d’orangers, au large de la Sicile, qui rencontre des personnages surprenants, avant d’affronter, une fois débarqué, l’éponyme orque mythique, qui évoque la baleine blanche de Moby Dick. Charybde et Scylla, rendus célèbres par l’Odyssée d’Homère, servent de décor à un affrontement prodigieux, au moment où le fascisme semble se déliter.
Un univers crépusculaire…
Entre mythe et inscription dans l’histoire contemporaine, Stefano d’Arrigo décrit un monde en décomposition, où les oiseaux deviennent des augures néfastes. Bombardements, disparitions, effacements, l’auteur tisse un motif spectral. Comme le héros d’Homère, Ndrja semble revenu d’entre les morts. Ce motif apparaît récurrent dans le livre.
De loin, sous le soleil, entre le sable et les cailloupetits, les carcasses aveuglaient, pareilles à des dents d’ivoire
L’auteur transpose un motif connu, quand il décrit un cimetière de dauphins, qui nous rappelle ceux des éléphants. L’auteur multiplie ainsi les images saisissantes pour décrire un monde qui s’écroule. Une thématique mortifère traverse le roman, la pourriture, la charogne reviennent de façon insistante. Les odeurs de puanteur et de pestilence envahissent le récit :
...et presque toutes en s’encarcassant puaient de là, de la tête, par milliers à la ronde : parce que si un poisson quidam, comme on sait, commence par puer par la tête, qu’on se figure alors la fère qui là seulement, dans le cerveau, est entièrement vivante, et là seulement meurt vraiment tout entière, quand il lui arrive de mourir, là seulement.
Les animaux revêtent eux aussi une dimension monstrueuse, qu’il s’agisse de l’orque, mais aussi de la fère, ou férasse, nom local que les pêcheurs donnent aux dauphins. L’auteur s’étend longuement sur l’image d’une fère morte, tandis que les humains s’animalisent. Il met l’accent sur les processus organiques, comme la dévoration, la digestion ou l’enfantement. Le livre décrit des batailles, opposant hommes et femmes, hommes entre eux, hommes et animaux. La symbolique de la couleur rouge renvoie au sang. Dans ce contexte de guerre, la violence est omniprésente, qu’il s’agisse des hommes ou des bêtes. Le macabre ici côtoie le grotesque, comme cette tête de mort qui décore un pot de chambre. L’effondrement du parti fasciste se ressent par des gestes profanatoires. Le personnage qui a perdu sa jambe à la guerre, Boccadopa, interpelle les femmes, coupables d’un acte iconoclaste.
Vous avez l’audace d’outrager le portrait du duce, autrement dit votre dieu sur terre. Vous devriez vous rincer la bouche avant de le nommer et, au contraire, dès qu’il tourne les yeux, vous vous jetez sur lui comme des hyènes.
Le livre nous replace dans la réalité géopolitique du moment. Le sirocco entraîne l’évocation de l’Afrique Tripolitaine ou de l’Abyssinie, du raïs. Viols et meurtres décrivent un monde livré à la violence et aux trafics de toutes sortes, huile d’olive, froment, cigarettes. La présence anglaise en Sicile ou celle des camorristes montre les adversaires.
Mais parfois aussi à la réalité géopolitique du moment. Le sirocco entraîne l’évocation de l’Afrique Tripolitaine ou de l’Abyssinie, du raïs. Le récit revêt une crudité documentaire lorsqu’il décrit les activités quotidiennes, en particulier le travail de salaison ou la pêche.
… et néanmoins merveilleux
Lui-même se perçoit « comme une marionnette de l’opéra des Pupi ». La métaphore théâtrale intervient aussi dans l’emploi de la langue. Ainsi, « scaramouchés » semble jouer entre la figure de Scaramouche et le terme escarmouche. Feuillage qui semble métamorphosé en arbre. Dans l’imaginaire de l’auteur, une salle des machines devient un château enchanté. Il évoque aussi l’Ulysse de Joyce, ou la fécondité des récits emboîtés : « un milleunenuits de choses se passai par la tête. » Le livre mêle l’épique, le fabuleux, l’absurde parfois et le burlesque, évoque la figure de Renaud de Montauban, héros d’un roman de chevalerie, ou celle de la fée Morgane, avant de jouer sur les rapprochements poétiques. Ainsi, il parle d’un mandarin de Chine ainsi nommé parce qu’il apparaît dans un jardin de mandariniers. Il fait allusion à Angélique, un des personnages de Roland furieux, amoureuse de Médor, qui intervient dans le théâtre des marionnettes siciliennes, ou Astolfo, parti chercher dans la lune la raison de Roland. D’autres lieux, comme le village féminaute, suggèrent un pays de femmes, modernes Amazones. Ils renvoient aux mythes homériques, Charybde et Scylla, colonnes d’Hercule, Sirènes, etc…. D’autres évocations concernent les contes, comme celui du Joueur de flûte de Hameln. Déchiffrement du rêve, harpon comparé à Durandal, mains ensorcelées confèrent au récit une tonalité magique.
L’invention verbale
Cet univers imaginaire se caractérise par un usage particulier de la langue. L’auteur crée des mots-valises, comme féminautes, fémignonne, tangéleux, flemmasque, se décarêmer, arcalamecque, empupillé, nagevolant, pellisquale, mais aussi des noms propres, en particulier Portempédocle, écrit en un seul mot, qui évoque la figure du philosophe présocratique, dont la légende affirme qu’il se serait jeté dans l’Etna. Les traducteurs restituent avec brio le travail sur la langue. L’allitération « le doux Duce » transcrit celle, plus expressive en italien, de « dolce Duce ». On trouve aussi « gigoter une gigantesse. » L’auteur accole volontiers cumulus et tumulus, créant une paronomase.
Le texte revêt parfois une tonalité poétique, comme dans cet épisode qui évoque l’obsession d’un vieux professeur pour les œufs d’anguille :
Chaque grappe d’œufs, chaque branche de corail, chaque bouquet d’algues où s’aggloméraient des myriades d’œufs telles de gigantesques ovarines, que l’on voit reluire sur la mer de pleine-nuit comme des chevelures phosphorescentes, même s’ils lui en procuraient un sac, un seul sac, quitte à le porter sur son dos, c’était chaque fois un trésor qu’il charriait jusqu’à Messine.
La poésie rejoint dans le texte la notion de mystère, mais ce dernier nous échappe, pour laisser place à la réalité, « simple, claire« , loin de l’apparence énigmatique du masque, qui doit se résoudre à n’être qu’apparence. : « le masque, en d’autres termes, commence à trembler sur son visage, à monsieur le mystère. »
Le lecteur opère une traversée de l’écriture, pleine d’écueils et de tempêtes. Il faut du courage et de la persévérance pour s’embarquer dans l’épopée romanesque de Stefano d’Arrigo, s’immerger dans sa prose poétique, faites de narration, de monologues joyciens. L’auteur est un démiurge. Sa navigation poétique s’apparente à un embarquement sur la nef de Charon, ses récits emboîtés, véritable labyrinthe, visent à égarer le lecteur. En définitive, une œuvre ardue, inclassable, un monde d’images et de mots qui, s’il renvoie à des références littéraires, n’en demeure pas moins original et unique.
Chroniqueuse : Marion Poirson-Dechonne
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