Temps de lecture approximatif : 6 minutes

James Hilton, Horizons perdus, traduction française par Hélène Godard, Les Belles Lettres, 05/02/2025, 209 pages, 15,50€

Le paysage littéraire du XXe siècle est parsemé de refuges imaginaires, d’utopies nées des décombres ou des angoisses de leur temps. Parmi celles-ci, Shangri-La, la lamaserie hors du temps imaginée par James Hilton dans Horizons Perdus, occupe une place singulière. Publié originellement en 1933 et proposé ici dans la traduction française d’Hélène Godard par Les Belles Lettres, ce roman continue d’exercer une fascination tenace, oscillant entre le conte philosophique, le récit d’aventures et la méditation mélancolique sur la condition humaine et le destin des civilisations. Il convient d’analyser cette œuvre non comme une simple fantaisie exotique, mais comme le symptôme complexe d’une époque et comme une interrogation persistante sur nos propres horizons, perdus ou à conquérir.

James Hilton, écrivain de l'entre-deux-guerres

Né en 1900, James Hilton appartient pleinement à cette génération marquée au fer rouge par la Première Guerre mondiale et par l’atmosphère pesante de l’entre-deux-guerres. Ses écrits sont traversés par une sensibilité particulière à la perte, au passage du temps, à la nostalgie d’un ordre ou d’un idéal révolu. Loin des expérimentations formelles tapageuses de certains de ses contemporains modernistes, James Hilton cultive une prose élégante, accessible, mais empreinte d’une subtile mélancolie. Il excelle à créer des personnages porteurs d’une certaine fatigue du monde, souvent des figures masculines britanniques confrontées au déclin impérial, à la remise en question des valeurs traditionnelles, ou simplement à l’usure existentielle. Horizons Perdus, bien que différent de son autre succès majeur, Goodbye, Mr. Chips, partage cette tonalité douce-amère. Il offre une réponse – non politique, mais spirituelle et imaginaire – au désarroi d’une époque qui voit monter les périls fascistes, qui peine à se remettre du traumatisme de 14-18, et qui doute de la pérennité de sa propre civilisation. Le roman cristallise ainsi une forme de désenchantement collectif et une quête diffuse d’alternatives au matérialisme et à la violence imminente.

Un roman bien ancré dans son époque

La trame narrative d’Horizons Perdus est inextricablement liée au contexte historique des années 1930. L’incident déclencheur – le détournement d’un avion lors d’une évacuation en zone coloniale troublée (le fictif Baskul) – renvoie directement aux tensions impériales britanniques et à l’instabilité géopolitique croissante aux confins de l’Asie. Ce n’est pas un hasard si les protagonistes sont arrachés à un monde où l’ordre occidental commence à vaciller. L’arrivée à Shangri-La représente une échappatoire radicale, non seulement géographique mais aussi temporelle et philosophique, face à un XXe siècle perçu comme chaotique, brutal et spirituellement désertifié. Le lecteur contemporain de James Hilton, témoin de la crise économique, de l’inefficacité de la Société des Nations et de la montée inexorable des totalitarismes, trouvait dans ce récit une résonance immédiate. Shangri-La apparaît comme une tentative désespérée de préserver un héritage culturel et spirituel menacé par une modernité autodestructrice, incarnée par la perspective d’une nouvelle guerre, encore plus dévastatrice que la précédente. La prophétie apocalyptique du Haut Lama sur les « Temps Sombres » à venir fait directement écho aux angoisses eschatologiques de l’époque.

Réenchanter l'entre-deux-guerres : Shangri-La, Agartha et le besoin d'ailleurs

Il est pertinent de noter que la fascination exercée par Horizons Perdus s’inscrit dans un courant culturel plus large, particulièrement vivace dans l’entre-deux-guerres : celui de l’attrait pour le Tibet et l’Asie centrale comme derniers bastions d’une spiritualité authentique et préservée, dépositaires de secrets millénaires face à un Occident jugé décadent et matérialiste. Cette fascination fut considérablement nourrie par des récits d’exploration et des ouvrages teintés d’ésotérisme. À cet égard, le parallèle avec Bêtes, Hommes et Dieux (Beasts, Men and Gods) de Ferdynand Ossendowski, publié dès 1922 et qui connut un immense succès international, est éclairant. Le livre d’Ossendowski, relation controversée mais captivante de sa fuite à travers la Sibérie, la Mongolie et les confins du Tibet après la Révolution russe, mêle aventure picaresque et révélations sur des sociétés secrètes et des pouvoirs occultes, culminant dans l’évocation d’Agartha (ou Agharti), ce royaume souterrain mythique gouverné par le « Roi du Monde » (thème que l’on retrouve chez René Guénon), supposément caché sous les contreforts himalayens. Shangri-La et Agartha, bien que de natures très différentes, répondent à une même quête imaginaire : celle d’un sanctuaire inaccessible, centre spirituel du monde et refuge potentiel contre les cataclysmes annoncés. Tous deux cristallisent, pour un public occidental désorienté par la guerre et la crise des valeurs, le fantasme d’un paradis perdu, d’un lieu où la sagesse ancestrale et des pouvoirs oubliés seraient préservés. Cependant, là où Ossendowski offre un récit brut, factuel en apparence, mais traversé par une dimension explicitement ésotérique et politiquement chargée (liée aux figures troubles comme celle du Baron von Ungern-Sternberg), James Hilton propose une variation plus littéraire, philosophique et épurée de ce mythe. Shangri-La est une utopie contemplative, axée sur la préservation culturelle, l’esthétique et une longévité sereine, dépourvue de l’ambition occulte de gouverner le monde prêtée à l’Agartha. James Hilton canalise ainsi cette fascination ambiante pour le Tibet mystique, mais la transpose dans un cadre plus allégorique et introspectif, s’interrogeant moins sur les secrets du pouvoir que sur les conditions d’une existence humaine apaisée et significative face à la finitude et à la barbarie historique. Son œuvre participe de ce grand courant de l’imaginaire des « paradis perdus » asiatiques, mais en offre une déclinaison particulièrement raffinée et durable.

La fuite face à la modernité accélérée

L’un des moteurs les plus puissants du roman est le rejet implicite, mais constant, de la civilisation occidentale industrielle et de ses corollaires : la vitesse, le bruit, la compétition effrénée, la violence organisée. Shangri-La est pensée en opposition directe à ce modèle. Son isolement extrême, son altitude inaccessible, son climat particulier ne sont pas de simples décors exotiques ; ils sont les conditions matérielles d’une existence radicalement autre, fondée sur la lenteur, le silence, la contemplation et une harmonie recherchée avec l’environnement. Le personnage de Hugh Conway est paradigmatique de cette aspiration à la fuite. Ancien héros de guerre décoré, diplomate compétent mais intérieurement épuisé, il éprouve une lassitude profonde, non seulement envers les contingences de sa carrière, mais envers le « jeu » social et politique lui-même. Sa réceptivité quasi immédiate au charme de Shangri-La découle de cette désaffection préalable pour le monde dont il est issu. La lamaserie lui offre ce qu’il cherchait sans doute inconsciemment : un lieu où l’agitation cesse, où l’esprit peut enfin trouver repos et nourriture. Le principe de « modération » enseigné par le Haut Lama est une réponse directe à la démesure (l’hubris) perçue dans la modernité occidentale, que ce soit dans la course aux armements, l’exploitation effrénée des ressources ou la tyrannie de l’urgence.

L'utopie et ses tensions internes

Shangri-La se présente comme une utopie de la préservation. Son but avoué est de sauvegarder les trésors de la culture humaine – arts, littérature, musique, sagesse philosophique – en prévision d’un effondrement civilisationnel. La bibliothèque multilingue, les collections d’art chinoises Sung, la pratique de la musique classique européenne témoignent de cet effort de conservation syncrétique. Cependant, cette utopie n’est pas exempte de tensions et d’ambiguïtés. Le mode de recrutement de ses membres – un mélange apparent de hasard (voyageurs égarés) et de dessein délibéré (l’envoi de Talu pour « collecter » les protagonistes) – soulève la question du libre arbitre des résidents. Sont-ils des hôtes volontaires ou des captifs consentants d’un système bienveillant mais contraignant ? L’impossibilité pratique de quitter la vallée, une fois acceptée l’idée d’y demeurer durablement pour bénéficier de la longévité, transforme le sanctuaire en une potentielle prison dorée. Le rôle du Haut Lama, figure quasi divine d’une sagesse séculaire, n’est pas dénué d’une forme de contrôle subtil sur le destin de ceux qu’il accueille. Par ailleurs, l’origine européenne du fondateur (Père Perrault – allusion évidente au mythe du Prêtre Jean) et la prédominance ultérieure d’une esthétique et d’une éthique mêlant Orient et Occident (avec une forte influence bouddhiste et taoïste, mais aussi des réminiscences chrétiennes et une organisation quasi monastique) peuvent être interprétées comme une forme sophistiquée d’appropriation culturelle, voire d’un colonialisme spirituel paradoxal, où l’Occident vient se ressourcer, mais impose discrètement ses cadres. Contrairement aux utopies classiques de Platon ou More, Shangri-La ne propose pas un modèle politique alternatif structuré, mais plutôt un refuge existentiel et esthétique, fondé sur l’isolement et la culture de l’intériorité. Sa viabilité repose sur sa clôture même.

Le temps et la mémoire comme constructions existentielles

La manipulation ou la suspension du temps est l’élément le plus fantastique et le plus central du roman. À Shangri-La, le processus de vieillissement est considérablement ralenti, offrant aux lamas et à certains résidents une longévité exceptionnelle, qui se compte en siècles. Cette temporalité dilatée transforme radicalement le rapport à l’existence, à l’apprentissage et à la mémoire. L’accumulation des savoirs, la maîtrise des arts, la quête de la sagesse ne sont plus limitées par l’horizon bref d’une vie humaine ordinaire. Le temps devient une ressource quasi infinie, permettant une décantation des passions et une approche apaisée du passé. Cependant, cette bénédiction temporelle implique une forme de détachement du flux historique extérieur et une transformation de la mémoire individuelle. Les souvenirs des vies antérieures (avant Shangri-La) persistent, mais sont progressivement filtrés, réinterprétés, intégrés dans une perspective beaucoup plus vaste, où les urgences personnelles perdent de leur acuité. L’amnésie temporaire de Conway, telle que rapportée dans le prologue et l’épilogue, peut être vue comme une métaphore de ce processus d’adaptation nécessaire : pour intégrer pleinement la temporalité de Shangri-La, une forme de rupture mémorielle avec le monde extérieur semble requise. Le roman explore ainsi subtilement la relation entre-temps vécue, conscience historique et construction de l’identité. La longue vie offerte n’est pas une simple prolongation, mais une transmutation qualitative de l’expérience humaine. C’est une constante dans tous les processus initiatiques.

Une portée universelle et contemporaine

Horizons Perdus transcende son contexte historique initial pour toucher à des questionnements humains pérennes. Shangri-La, au-delà de sa dimension fantastique, fonctionne comme un puissant mythe contemporain : celui de la possibilité d’un retrait du monde, d’une préservation des valeurs essentielles (culture, sagesse, paix intérieure) face à des menaces perçues comme globales et imminentes. Le roman interroge sur le sens de l’action face à l’inéluctable, sur la valeur relative de l’engagement politique ou social comparée à celle de la préservation contemplative. Il pose la question, toujours actuelle, du prix de la tranquillité et de la sagesse. Dans une société contemporaine marquée par l’accélération, la surinformation et des crises multiples (écologiques, géopolitiques, existentielles), l’attrait pour un « ailleurs » préservé, pour une décélération radicale, trouve un écho indéniable. Sans offrir de réponse dogmatique, le roman de Hilton invite à une réflexion sur les choix individuels et collectifs, sur la tension entre l’engagement dans le siècle et la tentation du retrait protecteur, entre la croyance en un progrès linéaire et la nostalgie d’une harmonie perdue ou rêvée. Shangri-La demeure cet horizon lointain, peut-être inaccessible, mais dont la simple évocation continue de stimuler l’imaginaire et d’interroger nos propres quêtes de sens.

Image de Chroniqueur : Raphaël Graaf

Chroniqueur : Raphaël Graaf

NOS PARTENAIRES

Faire un don

Vos dons nous permettent de faire vivre les libraires indépendants ! Tous les livres financés par l’association seront offerts, en retour, à des associations ou aux médiathèques de nos villages. Les sommes récoltées permettent en plus de garantir l’indépendance de nos chroniques et un site sans publicité.

Vous aimerez aussi

Voir plus d'articles dans la catégorie : Actualités littéraires

Comments are closed.