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Huriya, Aux ventres des femmes, Éditions Rue de l’échiquier, 30/08/2024, 296 p. 22€.

En 2021, le roman autobiographique d’Huriya Ashaman, paru aux éditions Le Nouvel Attila, allait sidérer son lectorat tant par son sujet que par la verdeur de l’écriture. L’autrice y racontait très frontalement ses années d’enfance et d’adolescence dans le Maroc des années soixante-dix. Née intersexuée, de père inconnu et de mère prostituée, elle est élevée comme un garçon, entre contraintes, mensonges et dissimulation, par le couple improbable formé par ses grands-parents maternels : une aïeule rugueuse d’origine berbère et un grand-père français, ancien officier cultivé. Il initiera l’enfant aux beautés et à la richesse de la littérature française. Celle-ci puisera dans cette transmission intellectuelle les forces nécessaires pour quitter le Maroc, faire ses études et surtout assumer son identité réelle. Entre les jambes a rencontré une critique très favorable — il a même été sélectionné pour le prix du meilleur roman Fnac. Il a été repris par les éditions Points sous le titre éponyme, moins abrupt, plus consensuel en collection Poche.

De la plume de l’autrice, qui aujourd’hui partage sa vie entre Paris et Marrakech, on attendait plutôt, après ce récit initiatique, une suite qui apporterait des éclaircissements sur son parcours identitaire. Or il semble que ce projet soit encore dans les tablettes d’Huriya. Entre-temps, elle a préfacé Lève-toi, le beau manifeste de Barbara Pravi à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes 2023, et préparé un livre sur Camus. Mais la sortie aux éditions Rue de l’échiquier de Aux ventres des femmes, tant par la forme que par le style, reste une réelle surprise. Si Huriya a conservé la narration à la première personne, elle entre pleinement dans la fiction romanesque en prêtant sa voix à une adolescente, Shaharazade, la bien nommée, puisqu’elle est, comme dans les célèbres contes persans Les mille et une nuits, celle qui raconte.

Shaharazade naît huitième d’une famille exclusivement composée de filles, ce qui n’est pas sans rappeler les débuts de L’enfant de sable de Tahar Ben Jelloun, publié au Seuil en 1985. Naître fille, c’est être incomplète puisque dépourvue de phallus. C’est n’être rien aux yeux de son géniteur, commerçant aisé, polygame, mari et père brutal. Et pas davantage pour la mère de celui-ci, qui régente la demeure et y détient un réel pouvoir, au détriment des épouses cloîtrées et réduites à un rôle d’esclaves domestiques. Shaharazade voit ses aînées quitter la maison pour des mariages sans amour et des destins dramatiques. “Dès leur plus jeune âge, on façonne les filles pour que leur esprit soit docile. Nées punies, on leur enseigne à accepter leur condition et on les dresse à obéir. Une femme se soumet, point ! Voilà ce que les lois froides de nos contrées ont fait de nous.” Malgré le lien fort qui l’unit à sa mère, elle doit subir les violences verbales et physiques de sa grand-mère, promue gardienne des virginités, traqueuse inlassable d’une potentielle trace de souillure. Ni ses bons résultats, ni l’intervention de son institutrice ne suffiront à lui garantir le droit aux études, et elle se retrouve, à peine nubile, condamnée au travail des champs.

C’est dans la plus grande clandestinité qu’à l’adolescence elle va explorer, en compagnie de la fille de l’imam, la douceur des plaisirs lesbiens. Simultanément, elle réalise toute la violence d’une société, l’hypocrisie des religieux, vils profiteurs d’un Islam bafoué, l’absurdité des interdits qui forment le seul horizon des jeunes filles musulmanes. Celles et ceux qui tentent d’échapper aux normes imposées par leur genre et cherchent à opposer une forme de résistance, comme ses amis Ayescha, la fille insoumise, ou Icham, le garçon aux hanches provocantes, se heurteront à l’intolérance et à la cruauté.

Pour les drames humains qui se déroulent dans cette société rigidifiée par la loi des seuls mâles, Huriya n’est pas avare de détails réalistes. Mais pour raconter les découvertes de l’amour furtives, tremblantes, éblouissantes, derrière un rideau ou sur une terrasse, son écriture se fait grâce et arabesques, et pour une nuit volée, emprunte toute la sensualité des textes orientalistes. Aussi le lecteur est-il surpris brusquement par la rupture de ton avec l’arrivée de la quatrième épouse du père, toujours en poursuite de l’héritier mâle qui justifiera sa propre virilité. L’hyperréalisme du style, la violence triviale des termes employés pourront parfois heurter le lecteur. Ils marquent combien rancune, rivalités, haines même peuvent sous-tendre l’atmosphère dans ces foyers polygames où coépouses et filles sont totalement mobilisées autour du service du père, du fils, si petit soit-il, car “c’est aux garçons qu’échoit l’amour du père” et d’une femme soudain promue reine-mère.

Shaharazade va échapper à ce huis clos infernal et à la volonté du père qui veut faire d’elle, à son tour, une monnaie d’échange à travers un mariage arrangé. La complicité et l’aide matérielle apportées par sa mère lui ouvrent les portes de la fuite et de ce qui va être au propre et au figuré une traversée du désert. Shaharazade y connaîtra la solitude, la crainte et la soif, et au final en sortira grandie : “Le désert est un monde où on marche au bord de sa propre mort. La poussière dansait sous mes pieds et montait se coller à mes lèvres et à mes yeux. Le vent chaud et cruel chahutait le bas de mon saroual. Le désert s’étendait devant moi comme une étendue d’eau. Je rêvais d’une oasis ornée de palmiers où ruissellerait une fraîcheur bénie…”  Mais c’est la rencontre d’un bien étrange personnage qui élargira son horizon et lui permettra l’évasion vers l’Europe, riche d’une éducation qu’elle n’avait pas reçue. Bien curieux Hassan qui, guidant sa caravane de prostituées vers une ville sainte et mécréante, s’affiche souteneur sans scrupules, jouisseur et athée déterminé, mais aussi érudit et fin connaisseur de l’Islam !

Il reste dans nos mémoires de grands médecins, d'immenses penseurs, d'éminents philosophes. L'Occident est né dans les ruines de l'Orient. Et dire que nous étions le cœur battant du monde ! Puis les barbus sont venus et ont terni l'enluminure du Coran. Désormais, nous brillons par notre décadence. Nous battons nos femmes et mutilons les homosexuels.

Grâce à cet étrange mentor, Shaharazade accédera à l’instruction qu’elle n’a jamais reçue et aux codes qui lui permettront d’aller vers l’Occident et au bout de ses rêves. C’est dans cette ultime partie des aventures romanesques de Shaharazade que s’affirment pleinement la puissance et la beauté originale de l’écriture d’Huriya Ashaman. Elle s’est bien gardée de localiser l’action avec précision, ce qui donne au récit une résonance quasi universelle, en tous lieux où dominent les lois des mâles et l’obscurantisme religieux, et où sont bafoués jusqu’aux droits des femmes les plus élémentaires : accès au respect, à l’éducation, à la liberté de choix. Le titre de son roman sonne comme un hommage à ce ventre des femmes, antre fait pour le plaisir, l’amour et le don volontaire de la vie. Le livre en est un à travers un beau portrait de fille qui, surmontant tous les obstacles, se donne les moyens de sa liberté.

Image de Chroniqueuse : Christiane Sistac

Chroniqueuse : Christiane Sistac

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