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Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée. Ed. La Découverte. 07/05/2024, 200 pages, 20€.

Le livre de Carolina Kobelinsky et Filippo Furri, Relier les rives. Sur les traces des morts en Méditerranée, est un texte pluridisciplinaire et pluridimensionnel mêlant enquête ethnographique et la réflexion politique. Les deux anthropologues exposent leur immersion auprès d’un petit groupe de bénévoles de la Croix-Rouge à Catane, en Sicile, qui sert de cadre réel: les visites au cimetière.

Il s’agit de redonner un nom aux migrants morts en Méditerranée et de tenter de relier les dépouilles anonymes à leurs familles. C’est une mission salutaire en direction de tous ces inconnus qui espéraient en prenant des embarcations de fortune améliorer leur vie et débuter une autre histoire. Les raisons politiques, économiques, de persécutions ou climatiques motivent ce flux migratoire… ; qui s’avère en définitive funeste au point de mourir. Dans un contexte d’« indifférence générale » et de « criminalisation » des migrations, ce livre et la mission des ONG comblent un vide institutionnel : ni l’Union européenne ni les États membres ne disposent de dispositif officiel pour identifier les morts aux frontières. Comment des citoyens s’improvisent enquêteurs, exploitant les bribes d’informations disséminées entre services administratifs, morgues, archives d’état civil et témoignages de survivants. Les auteurs interrogent la dimension politique et symbolique de ces morts d’un point de vue mémoriel et éthique.

Les corps déplacés continuent d’« agir sur le Monde », bousculant l’imaginaire européen de l’accueil et de l’humanité. La mort elle-même devient un terrain d’action pour les vivants. Le même phénomène est acté pour les personnes sans-abri une fois par an où l’on cite à haute voix le nom de ces sans-voix. Ces temps derniers en raison de la guerre à Gaza une même pratique est volontairement posée contre l’oubli et pour la justice de tous ceux qui ne peuvent plus répondre à leur nom. Le décompte des disparus révèle l’impact direct des politiques migratoires européennes depuis les années 1980. Les chiffres de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) – plus de 28 000 morts ou disparus en Méditerranée entre 2014 et 2024. L’OIM refuse à relier ces décès au durcissement des frontières.

La place est faite à Silvia, Riccardo, Davide, membre de la Squadra Véritables figures de résistance, qui au travers de leur engagement, parfois entravé par les absurdités bureaucratiques, s’inscrit dans un combat contre l’oubli collectif, la volonté de non-action, et la hiérarchisation implicite des vies humaines. Les auteurs alternent les analyses avec des extraits de journaux de terrain, des portraits, des poèmes et des chansons donnant une épaisseur à des histoires que l’on réduit souvent à des statistiques. Le poindre élément permet une investigation, comme, le tatouage d’une femme inconnue qui permet de l’identifier ou des ragazzi somali dont la sépulture reste bloquée dans un vide administratif. Le recueil d’indices et de recherches fragmentaires sont bien démontrées et documentées par les deux auteurs pour arriver à reconstituer une identité. Chaque action restitue une existence même inachevée… Beaucoup considèrent ces hommes et ces femmes des pays pauvres d’Afrique subsaharienne, du Proche-Orient ou d’Asie comme des personnes de deuxième catégorie. On a bien vu lors de ces flux il y a quelques années à Lampedusa, à Sangatte, à Ceuta ou à Melilla comment ces migrants étaient perçus et (non) « accueillis ».

Ce livre oblige aussi à une réflexion plus large sur la mémoire coloniale, la hiérarchie des vies et les « passions identitaires » qui traversent nos sociétés en dénonçant les blocages européens se protégeant parfois de façons rudes (comme en Hongrie), et les logiques néolibérales qui produisent ces morts tout en exploitant les vivants. Il rappelle, à la suite de Judith Butler, que certaines vies sont jugées « dignes de deuil » et d’autres non. La Méditerranée, autrefois mer de circulation et de rencontres, devient un cimetière qui révèle les fractures du Continent. La « Mare Nostrum » est devenue le plus grand cimetière d’enfants, de femmes et d’hommes du monde… ; en plein cœur de l’Europe.

Les analyses sont quelques fois en arrière-plan ou ne sont peu approfondies au milieu d’un récit parfois fragmenté. On s’attendrait à un développement plus important. Néanmoins, le livre nous oblige à regarder ce que l’on préfère souvent ignorer : non seulement les vies en péril, mais aussi ce qui arrive après la mort — anonymisation, perte d’histoire, oubli. Un livre qui ouvre des perspectives sur le rôle des citoyens, sur l’importance des récits, sur l’indifférence, et sur notre responsabilité collective. Est-ce que les conclusions de l’ouvrage peuvent servir pour d’autres contextes méditerranéens ou frontaliers ?

Les chapitres IV sur « l’identification et le spectre des frontières », et le chapitre V sur « l’hospitalité » sont deux moments importants de ce document si nécessaire donnant de la chair à ces inconnus. Il nous invite à un effort éthique sur nous-même… Sans pathos, les auteurs montrent comment quelques citoyens peuvent opposer une mémoire active aux seules statistiques et à l’oubli institutionnel. Le livre est un document sur les politiques migratoires, et en même temps un hommage aux morts invisibles. On ne peut se satisfaire de considérer la Méditerranée, trop souvent réduite à une ligne de fracture géopolitique, en un espace refermé sur lui-même en blessant l’Homme. La dignité humaine est en filigrane tout au long de ce livre fort et courageux. En redonnant des noms aux morts, Relier les rives nous rappelle qu’« il n’y a aucun honneur à oublier un frère ». Le livre interroge notre éthique, notre regard et nos actions ou non-actions. C’est un appel à la responsabilité morale des vivants. À lire !!!

Image de Chroniqueur : Patrice Sabater

Chroniqueur : Patrice Sabater

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