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Le 4 août 2020, le port de Beyrouth est soufflé par deux gigantesques explosions. Le bilan est lourd : deux cent dix-huit morts et plus de six mille blessés. L’attention des journalistes du monde entier se détourne – l’espace de quelques jours – de l’épidémie de coronavirus, pour se focaliser sur la capitale martyre d’un pays déjà exsangue. Les images du cratère, des bâtiments éventrés, des rues jonchées de décombres et de carcasses de voitures, envahissent en boucle les écrans de télévision : “Plus les images seront apocalyptiques, plus le Liban bénéficiera d’une couverture médiatique à la mesure de sa destruction. Ainsi donc, il suffirait de mourir spectaculairement pour mériter d’exister. Pour que ce point minuscule de la Méditerranée se retrouve sous les feux de la rampe“.

L’action du livre de Hyam Yared est resserrée sur cinq jours. De la minute de l’explosion où la narratrice est propulsée à terre avec son mari Wassim dans le cabinet de la psy chez qui ils suivent une thérapie de couple, à la manifestation du 8 août, sur la place des Martyrs, où la foule en colère s’est réunie pour demander des comptes aux autorités qu’elle juge responsable de la tragédie. Ces cinq journées marquées par le chaos et les questions sans réponse, sont aussi le point de départ d’une introspection où la narratrice – romancière et poétesse, alter ego autofictionnel de l’auteure – tente de s’extirper de sa propre “confusion des sentiments”, pour reprendre la formule de Stefan Zweig.

L’intime et le politique se mêlent le long de ces 125 courts chapitres qui sont autant d’instantanés, de fragments indépendants et pourtant intimement liés, de questionnements sur l’identité, la féminité, la maternité, l’exil et l’écriture qui infusaient déjà dans les précédents romans de Hyam Yared.
Le sujet principal du roman reste cependant le Liban, ce pays pour lequel les personnages, croisés au fil des pages, nourrissent des sentiments équivoques. Un pays partagé entre chrétiens et musulmans, religions elles-mêmes subdivisées en une multiplicité de nuances souvent inconciliables. “Il y a plus de communautés au Liban que d’épices dans le moghrabiyé de ma grand-mère“. Un pays où règne une corruption endémique, ôtant tout espoir de connaître un jour la vérité sur le stockage dans le port de ces milliers de tonnes de nitrate d’ammonium à l’origine du drame. Un pays ravagé par la crise économique, pris en étau entre ses puissants voisins, Syrie et Israël et dont la faillite paraît inéluctable. Leur ciel survolé sans cesse par les drones, les habitants semblent attendre l’estocade qui précipitera leur chute. Ce soir du 4 août, ne sont-ils pas des milliers à entendre, par-delà les explosions, des bruits d’aviation qui leur font penser que c’est Tsahal qui attaque ? Cette hallucination collective est symptomatique d’une nation en sursis, consciente de l’imminence du chaos et qui attend. L’avenir du pays est d’ailleurs l’un des principaux sujets de dispute entre la narratrice et son mari Wassim. Ce dernier lui reproche son pessimisme : “Il dit que mon pessimisme ferait débander n’importe quelle star porno dressée à l’érection systématique. Il y trouve l’explication à notre chute de libido. Il n’a pas tort. Il faut un minimum d’insouciance pour s’attarder sur la naissance d’un cou ou le dévoilement d’un sein”. Avec à l’horizon, la sempiternelle question : partir ou rester ? Nombreux sont ceux parmi leurs proches qui ont déjà choisi le chemin de l’exil, jugeant le Liban condamné. Bien qu’il ne soit pas épargné par le doute, Wassim veut y croire. Après trois enfants nés d’une première union, la narratrice accepte de lui donner deux filles pour satisfaire son désir de paternité : “M’engager à quarante ans dans deux nouvelles maternités m’a semblé s’inscrire là. Entre les rives de l’absurde et de l’espoir”.

Comment élever ses enfants dans un pays en ruine ? Quelle vision du futur leur donner ? “Il nous faudrait des boules de cristal pour évaluer les risques que l’on prend à vivre, aimer, faire des enfants dans un pays comme le Liban […] En finance, ça s’appelle la prévision du risque. Ça n’existe pas dans la vie. Aimer, c’est investir sans prévision”.

Avec “Implosions”, Hyam Yared nous livre un récit très personnel, celui d’une femme, d’une mère et d’une écrivaine qui cherche sa boussole dans un pays aux portes du chaos, sans jamais perdre son sens salutaire de l’autodérision.

Jean-Philippe GUIRADO
articles@marenostrum.pm

Yared, Hyam,”Implosions”, Éditions des Équateurs, “Équateurs littérature”, 18/08/2021, 1 vol. (268 p.), 18€

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