Jean-Claude Ettori, In Fabula, Erick Bonnier, 23/09/2025, 168 pages, 15€

Jean-Claude Ettori appartient à cette lignée secrète des poètes essentiels dont la voix inénarrable creuse sous la surface du réel pour révéler les architectures cachées de notre temps. In fabula, seizième ouvrage d’un parcours littéraire injustement méconnu, déploie une fresque romanesque où s’entrelacent les temporalités et les registres narratifs, créant une œuvre chorale d’une richesse vertigineuse qui dialogue autant avec Roberto Bolaño qu’avec Marguerite Duras, autant avec La Prose du Transsibérien de Cendrars qu’avec le cinéma de Costa-Gavras.
L'alchimie d'une voix souterraine
Depuis Odeurs de sphinx (1992), Jean-Claude construit dans l’ombre une cathédrale littéraire dont chaque pierre porte la marque d’un homme qui a consacré son existence à la littérature et à la poésie, dans le sillage de Blaise Cendrars auquel il voue une passion dévorante et qu’il porte dans ses spectacles d’une voix inénarrable. Cette trajectoire éditoriale discrète, paradoxalement, a permis à l’auteur de développer une liberté formelle totale, loin des compromis éditoriaux. In fabula cristallise cette maturité dans le contexte brûlant de la France post-pandémique de 2022, traversée par les tensions électorales et les échos de la guerre ukrainienne. Le roman mobilise une érudition impressionnante – archéologie, politique, ésotérisme, poésie exigeante – tout en gardant cette simplicité apparente des grands livres. Comme dans La Prose du Transsibérien où Cendrars abolissait les distances géographiques, Jean-Claude abolit ici les distances temporelles, créant ce simultanéisme où passé gallo-romain et présent fracturé se télescopent dans une vision qui évoque autant l’enquête politique façon Z que les voyages temporels borgésiens.
La symphonie politique des disparitions
La dimension politique du roman, incarnée par le personnage de Richard – écrivain-espion disparu puis ressuscité – constitue l’épine dorsale d’une intrigue qui dévoile les mécanismes du pouvoir contemporain. Richard, archéologue des corruptions politiques, détient dans ses clés USB des secrets d’État sur les manipulations géopolitiques françaises au Moyen-Orient, transformant le récit en thriller métaphysique. Le maire, ancien militaire des forces spéciales hanté par les exactions en ex-Yougoslavie, incarne cette zone grise où héroïsme et culpabilité se confondent. Valérie, éditrice manipulatrice puis manipulée, révèle les jeux de pouvoir du monde éditorial parisien face aux vérités dérangeantes. Isabelle, la danseuse-chorégraphe amante de Richard, apporte une dimension charnelle et sensuelle qui humanise les enjeux politiques. La polyglotte, déchiffreuse des langues mortes, devient métaphore vivante de notre rapport à l’histoire. Ces personnages forment une constellation narrative où chaque trajectoire individuelle éclaire les mécanismes collectifs du pouvoir et de la dissimulation.
L'archéologie comme révélateur politique
Le génie de Jean-Claude réside dans sa capacité à faire dialoguer les strates temporelles pour éclairer notre présent. Les fouilles du cimetière révèlent une cité gallo-romaine où l’empereur Claude aurait séjourné, mais cette découverte archéologique devient allégorie de nos propres enfouissements contemporains. Les artefacts exhumés – tablettes d’ivoire, coffret mystérieux, inscriptions multilingues – fonctionnent comme les clés USB de Richard : ils contiennent des vérités dérangeantes sur le pouvoir et ses manipulations. Armelle, druidesse voyageant dans le temps, incarne cette collision entre archaïque et contemporain qui rappelle les installations de Anselm Kiefer, où mythologie et histoire récente se télescopent. Le chamane, qui ressemble tant à l’auteur, figure liminaire évoquant les personnages de Castaneda revisités par un regard européen désenchanté, dialogue avec les morts dans un roman où les disparus détiennent plus de vérités que les vivants. Le cantonnier Julien, poète du quotidien dont les vers ponctuent le récit, représentant cette résistance de la beauté face à la violence du monde, dans une tradition qui remonte au lyrisme de braise et de cendre.
La polyphonie comme architecture narrative
Jean-Claude orchestre une structure narrative d’une sophistication remarquable où quatre niveaux de récit s’entrelacent : l’intime (Julien et sa poésie de l’absence), l’historique (les fouilles gallo-romaines), le politique (l’enquête de Richard sur les corruptions d’État), et le spirituel (les voyages chamaniques d’Armelle). Cette construction évoque le simultanéisme cher à Cendrars, où chaque ligne narrative enrichit les autres par résonance. Le bar-tabac devient l’agora moderne où ces différents fils se nouent, espace démocratique où la parole circule librement, contrepoint aux manipulations médiatiques dénoncées dans le roman. Les passages entre registres – de l’érudition archéologique à la gouaille populaire, de la poésie lyrique au thriller politique – créent ce rythme syncopé qui maintient une tension narrative constante tout en permettant des respirations contemplatives.
La transfiguration du silence en révélation
In fabula accomplit ce prodige littéraire des œuvres nécessaires : transformer les blessures collectives et individuelles en cathédrale romanesque où la beauté surgit précisément des failles. Jean-Claude dialogue ici avec toute une tradition – de W.G. Sebald à Annie Ernaux, de Patrick Modiano à Roberto Saviano – d’écrivains qui font de la littérature un instrument de dévoilement. Le roman interroge notre époque fracturée : surveillance généralisée, fake news, dissolution identitaire, mais ces thématiques contemporaines deviennent le véhicule d’une méditation plus profonde sur la permanence et l’effacement, sur ce qui survit de nous après notre passage. Cette œuvre confirme, Jean-Claude Ettori comme une des voix les plus nécessaires et paradoxalement méconnues de notre littérature, poète-romancier-chansonnier, habité par une mélancolie secrète, et dont l’existence vouée aux lettres et à l’amitié produit des œuvres d’une beauté déchirante, prouvant qu’il existe encore de vrais poètes capables de saisir la complexité de notre temps tout en touchant à l’universel intemporel de la condition humaine.

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