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Second volume d’une trilogie mettant en scène Melchor, un flic intègre au prénom de Roi Mage, Indépendance constitue la suite de Terra Alta, qui avait obtenu en 2019 le prix Planeta. Melchor, un policier dont l’épouse, Olga, a été assassinée, élève seul sa fille Cosette, quand on l’appelle à Barcelone pour enquêter sur une affaire de chantage. La maire de Barcelone est victime d’une tentative d’extorsion. On la menace de rendre publiques les images d’une sextape sur laquelle elle figure

L'indépendance manipulée

La force du roman de Javier Cercas tient d’abord à son contenu politique. Virginia, la victime du chantage, se caractérise par sa propension à changer de couleur, passant de la gauche à la droite conservatrice. Le titre du roman évoque le désir d’indépendance de la Catalogne, auquel les élus ne croient pas, mais qui servent leurs desseins en matière de pouvoir. Cercas met l’accent sur la manipulation des personnes et des idées. Ainsi, Vidal, l’adjoint au maire, explique comment le mouvement indépendantiste lui a permis de mettre la pression à Madrid, en faisant descendre la population dans la rue. Il revient sur les événements de 2012, en évoquant la crise, et montre que pour l’élite au pouvoir, le seul moyen de la résoudre était de forcer le gouvernement espagnol à le faire à leur place. Cet épisode, central dans le récit, permet d’en comprendre les enjeux et donne l’explication du titre. Les puissants ne croient pas à l’indépendance : « l’indépendantisme est l’autre de ces luxes que nous ne pouvons pas nous permettre », explique Vidal. S’il n’a pas inventé le mouvement, il l’a utilisé à bon escient, en manipulant ses dirigeants et le peuple.

Nous, ce qu’on a fabriqué, c’est le Procès, c’est-à-dire, nous avons transformé la revendication d’une minorité en une revendication de près de la moitié du pays.

Ce que le pouvoir a pris pour des manifestations était en réalité des défilés bien orchestrés :

Tout le monde en uniforme, tout le monde bien à sa place, prêt à suivre les consignes des organisateurs, tout le monde sachant ce qu’il a à faire, tous prêts à être filmés par les caméras…

Il répond au journaliste, qui a du mal à le croire, arguant que les gens ne sont pas aussi bêtes, en invoquant la psychologie de groupe.

Pris individuellement, certains ne le sont pas. Très peu. Mais en groupe, entraînés par les sentiments, les passions et l’émotion du drapeau, ils le sont tous, sans exception.

Par sa capacité à demeurer en retrait, l’élu a pu échapper aux poursuites. Son regard sur les hommes politiques catalans se veut sans concession. Il se réfère d’abord à Arthur Mas « un type bien », un des leurs, « l’héritier du patriarche Pujol et le laquais de la famille de celui-ci », qui parle castillan chez lui. Mais l’éviction de Mas de la présidence a ouvert la voie à Puigdemont :

Un moins que rien de province, qui n’avait rien à faire là et qui n’avait ni pouvoir, ni respect, ni ascendant. Nous tenions pour tout acquis le fait que Mas le contrôlerait sans problème, mais nous nous sommes trompés. Parce que Puigdemont était un croyant, un taliban qui prenait absolument au sérieux ce qui pour nous n’était qu’un jeu, un leurre, une stratégie destinée à nous faire sortir sans dégâts de la crise. Pour lui, ce n’était pas pareil : il était prêt à aller jusqu’au bout, coûte que coûte, ou bien il craignait davantage de ne pas le faire que de le faire. Bref, un désastre.

Un grand roman noir

Pour l’homme politique, le modèle n’est pas Machiavel, mais Montaigne, qu’il estime plus radical, plus sérieux. Montaigne juge les trahisons, les mensonges et les meurtres indispensables pour le bien public, et estime que la politique doit se trouver aux moins des hommes les plus forts, et les moins scrupuleux. Ce cynisme des élus apparaît en accord avec leur vie personnelle. Javier Cercas dénonce dans son roman la corruption des élites et dresse un portrait au vitriol de la bourgeoisie barcelonaise, sur fond de scandales sexuels. Les amis de jeunesse de Vidal sont des jeunes gens de bonne famille, issus des meilleures écoles, qui enlèvent des jeunes filles et filment leur viol, aidés par un camarade de milieu modeste, lié à eux par un rapport de domination et de soumission.

Ce fond puissant d’analyse politique érige le livre en roman noir, dont il reprend certains codes. Melchor, le héros, est un personnage abîmé par de multiples blessures. Sa passion pour la vérité vient de ses origines. Fils d’une prostituée mystérieusement assassinée et veuf, il est très marqué par Les Misérables (d’où le prénom de sa fille, Cosette) et épris de justice sociale. Le roman emprunte aussi à la littérature noire sa structure complexe. Ainsi, s’y entrecroisent deux intrigues, celle de la tentative d’extorsion, et le meurtre de la mère de Melchor, jamais élucidé, qui resurgit à cette occasion, faisant converger les différents fils narratifs. La description sociale établit un parallèle entre le monde des bas-fonds, junkies, prostituées, trafiquants de drogue, et celui de la bourgeoisie, mêlée à des scandales sexuels et financiers, mais qui, parce qu’elle possède le pouvoir économique et politique, parvient à échapper aux poursuites. Cercas ne cesse d’en démonter les mécanismes, de manière implacable. La brutalité policière s’incarne dans la figure d’un des hommes de main d’un élu, surnommé Hematomas, mais Melchor lui-même use de violence pour arriver à ses fins. Le récit mêle différentes voix, comme celle de Ricky Ramirez, celui qui détient la clé de l’énigme, mais qui intervient à diverses reprises sans contextualisation, comme si elle flottait à l’orée du texte. La ville de Barcelone, que parcourt le héros, de manière diurne ou nocturne, constitue le cadre où se déroule l’intrigue, le noir privilégiant les décors urbains.

L'amour des livres

Avec une légère ironie, Cercas multiplie les jeux de mise en abyme. Ainsi, on trouve diverses références à son roman précédent, Terra Alta, qui interrogent la relation entre réalité et fiction, dans un mélange d’ironie et d’autodérision (ami avocat conseillant d’intenter un procès à l’auteur, homme politique imaginant une adaptation hollywoodienne du récit, etc.)

Le protagoniste du roman, qui étudie la bibliothéconomie, envisage de se reconvertir comme bibliothécaire. Flic littéraire (certains héros de romans policiers sont écrivains ou poètes) il partage avec Cercas l’amour des livres. Indépendance insiste sur sa relation aux romans, qu’il partageait avec sa femme, et qui a déterminé le choix du prénom de sa fille, Cosette, en hommage à Victor Hugo, etc. Mais il n’est pas le seul à aimer les livres. Le Français, un délinquant connu en prison, qui tient à présent un taxiphone, y était bibliothécaire et passait ses journées à lire, poussant Melchor à s’identifier à lui, ou l’adjoint Vidal, citent également des livres. Mais c’est dans le discours de l’épilogue que se manifeste de la façon la plus prégnante la passion du héros pour la littérature.

Alors pour finir, je vous raconterai ce que j’ai aussi appris en lisant des romans. Ce que j’ai appris, c’est que les romans ne servent à rien. Ils ne racontent même pas les choses telles qu’elles sont mais comme elles auraient pu être, ou comment nous aimerions qu’elles soient. Et c’est comme ça qu’ils nous sauvent la vie.

Magnifique plaidoyer pour les livres et la littérature, Indépendance constitue aussi une implacable dénonciation du pouvoir politique dont il met à nu les mécanismes. Critique violente et crue de l’envers d’une société à l’apparence policée, portée par une écriture puissante, ce roman subjuguera jusqu’à la fin le lecteur. À lire d’une traite.

Cercas, Javier, Indépendance, roman traduit de l’espagnol par Aleksandar Grujicic et Karine Louesdon, Actes Sud, 11/05/2022, 1 vol. (339 p.), 23€

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