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Jacob Rogozinski, Inhospitalité,

Jacob Rogozinski, Inhospitalité, Le Cerf, 28/03/2024, 1 vol. (139 p.), 18€

Dans son dernier essai intitulé Inhospitalité, le philosophe Jacob Rogozinski affronte avec courage et lucidité l’un des défis les plus brûlants de notre époque : la montée des rejets xénophobes et la fermeture croissante des frontières aux migrants les plus vulnérables. Croisant les outils de la philosophie politique, de l’histoire des idées, de la psychanalyse et de la phénoménologie, il propose une méditation aussi érudite que vibrante sur les racines de ce mal et les voies pour le surmonter. Par-delà son sujet d’une actualité tragique, ce livre nous invite à repenser en profondeur notre relation à l’autre, à l’étranger, et à interroger en chacun de nous ce qui fait obstacle à l’accueil bienveillant de toute altérité. Une lecture exigeante mais salutaire, qui ouvre des pistes concrètes pour faire advenir un monde plus hospitalier.

La question de l'hospitalité au cœur de l'actualité

Dès les premières pages, Jacob Rogozinski dresse un constat accablant : l’inhospitalité envers les migrants venus chercher refuge en Occident cause un véritable “meurtre de masse” aux portes de l’Europe. Cette atteinte aux valeurs supposées fonder notre civilisation révèle une crise morale et politique profonde. En refusant d’accueillir l’étranger en détresse, nous le rejetons hors de la commune humanité. Ce scandale, l’auteur refuse de s’y résigner. Il y voit le symptôme d’une pathologie qu’il faut penser dans toute sa complexité pour espérer la guérir.
C’est tout l’objet de cet ouvrage : explorer les présupposés historiques et métaphysiques de l’inhospitalité contemporaine, en débusquer les ressorts les plus intimes pour ouvrir la voie à d’autres manières de faire société, de tisser du commun par-delà les différences. De Kant à Derrida, l’auteur convoque les plus grands penseurs de l’hospitalité pour les mettre en débat, évaluer leurs apports et leurs limites. Sa thèse centrale est que l’inhospitalité plonge ses racines dans les conceptions dominantes de la souveraineté politique, de l’État-nation, et plus profondément encore dans notre rapport inconscient au corps et à ses frontières. Mais ce parcours analytique se veut aussi une reconstruction : l’esquisse d’une cosmo-politique de l’hospitalité pour notre temps.

L'hospitalité en question : un débat philosophique

Pour penser l’hospitalité, Jacob Rogozinski se tourne d’abord vers deux philosophes qui ont fait de ce concept un enjeu majeur : Kant et Derrida. Chez Derrida, il trouve une pensée exigeante de l’accueil inconditionnel : toute limitation de l’hospitalité, toute sélection des accueillis, la transforme en son contraire. Mais cette approche éthique hyperbolique ne risque-t-elle pas de s’enfermer dans une impasse, de rendre l’hospitalité impossible à force de radicalité ? C’est la critique qu’il adresse à Derrida, lui préférant la voie ouverte par Kant.
Pour l’auteur de “Vers la paix perpétuelle”, l’hospitalité est un droit qui doit s’inscrire dans un cadre juridique et politique. La finitude de la planète nous oblige à partager l’espace et à commercer : l’hospitalité est donc la condition de la paix entre les peuples. En l’arrimant à un idéal cosmopolitique, Kant ouvre des perspectives concrètes pour dépasser la xénophobie. Néanmoins, l’auteur plaide pour une radicalisation de la position kantienne : il s’agit de fonder l’appartenance à une communauté politique non plus sur la nationalité mais sur un droit originaire d’habiter la Terre, socle d’une citoyenneté mondiale.

Nation, démocratie, hostilité

Pour comprendre les résistances à une telle redéfinition de la communauté, Jacob Rogozinski entreprend une vaste généalogie critique de la nation comme “foyer de l’inhospitalité”. Il en retrace la genèse à l’époque moderne, montrant comment la constitution des États-nations a partie liée avec le tracé de frontières de plus en plus étanches, délimitant le “nous” des nationaux et le “eux” des étrangers.
Mais la nation est une notion intrinsèquement ambivalente : “elle oscille entre une conception ethnique excluante et une conception politique inclusive héritée de la Révolution française“. Jacob Rogozinski rappelle que la France a connu des périodes d’ouverture généreuse aux étrangers, et que l’idéal républicain, s’il est appliqué avec cohérence, peut favoriser une co-appartenance ouverte à tous ceux qui aspirent à la partager. Il y a donc des ressources dans l’idée nationale pour penser une hospitalité inclusive.
À condition toutefois de rompre avec la représentation de la nation comme un “corps” organiquement homogène : c’est cette “incorporation” du social qui nourrit fantasmatiquement la hantise d’une intrusion de corps étrangers menaçant son intégrité. Or seule la démocratie, par son mouvement d’émancipation égalitaire, autorise une “désincorporation” de la société. Mais celle-ci provoque en retour des tentatives de ré-incorporer le grand corps national en désignant des boucs émissaires. Analysant avec acuité ce jeu de forces historique, Jacob Rogozinski invite la démocratie à assumer sa part d’indétermination, d’ouverture à l’altérité pour rester fidèle à sa promesse.

L'inhospitalité et ses racines charnelles

La réflexion de l’auteur prend alors un tour plus spéculatif. Car les pathologies identitaires qui nourrissent la xénophobie plongent leurs racines dans l’imaginaire du corps propre, dans les frontières de la “chair”. La psychanalyse met au jour les fantasmes archaïques de démembrement du corps qui conduisent à ériger des “murs” pour tenter de le préserver. “Le fantasme du corps-forteresse”, de l’enveloppe corporelle sans faille, est ce qui “fonde la haine de l’étranger perçu comme un corps étranger menaçant”.
Mais la phénoménologie, notamment avec Husserl, permet d’aller plus loin. Elle révèle que c’est l'”hospitalité charnelle”, la capacité de ma chair à se transférer dans un autre corps, qui constitue autrui comme alter ego. En amont de toute hostilité, il y a une ouverture à l’autre plus originaire. Le philosophe développe ici le concept husserlien d'”intersubjectivité” comme fondement de l’hospitalité : accueillir l’étranger, c’est lui donner “chair” en le reconnaissant comme un sujet sensible et pensant semblable à moi-même. Ce qui fait obstacle à cet élan, c’est le déni d’un “reste” d’altérité opaque au plus intime de soi. L’inhospitalité est alors le symptôme d’une “auto-phobie”, d’une haine inconsciente de ce “non-moi” projetée sur l’étranger.

Pour une hospitalité reconstructrice

Cet ouvrage n’est pas qu’un diagnostic lucide de notre mal-être dans la rencontre avec l’autre. Il ouvre aussi, discrètement mais fermement, des voies de dépassement, de guérison. Après avoir déconstruit les fondements de l’inhospitalité, les identités closes et meurtrières, Jacob Rogozinski souligne qu’accueillir l’étranger est toujours une chance pour une société, l’occasion vitale d’un enrichissement, d’une création de possibles par hybridation des différences.
Il évoque notamment la “créolisation” comme modèle d’une société métissée et ouverte à la pluralité des cultures. L’auteur propose également des pistes concrètes pour une politique d’hospitalité plus juste, comme l’instauration d’une citoyenneté européenne pour les migrants ou la création d’un Parlement des migrants pour leur donner une voix dans le débat démocratique. Ces propositions s’inscrivent dans la perspective d’une “cosmo-politique” à construire collectivement, où chacun aurait sa place sur la Terre que nous partageons tous.
C’est à la source même de la vie subjective, dans cette capacité primordiale de la chair à faire sienne l’altérité, que s’origine la possibilité intime d’une hospitalité véritable. Pour peu qu’on veuille bien en recueillir l’appel et en déployer les implications éthiques et politiques. Jacob Rogozinski nous invite ainsi à reconnaître en chaque migrant le visage d’une humanité en quête d’elle-même, le messager d’une cosmo-politique à venir, d’un monde commun où nul ne serait plus étranger à nul autre. Une exigence infinie, mais vitale pour donner un avenir à notre présent blessé.

En conclusion, Inhospitalité est un livre qui fait honneur à la philosophie dans ce qu’elle a de plus précieux : la capacité à prendre à bras-le-corps les enjeux les plus brûlants de l’époque, non pour les survoler mais pour les penser dans toute leur épaisseur historique, existentielle, affective. La richesse des références convoquées, la rigueur de l’argumentation, l’engagement de l’écriture en font une œuvre aussi éclairante que revigorante. Un essai indispensable à l’heure des crispations identitaires, qui nous rappelle que l’hospitalité n’est pas une option mais une nécessité vitale pour construire un monde véritablement humain. Un monde où, comme l’écrivait déjà Kant, nul ne sera plus “traité en ennemi” sur la terre qu’en droit nous partageons tous.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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