Cécile Schouler, Comme une lanterne sur les ruines, Les éditions du Panseur, 10/04/2025, 192 pages, 18€
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Dans la vaste partition des littératures qui auscultent les cicatrices du XXe siècle, Irina, un opéra russe d’Anouar Benmalek se déploie comme une œuvre d’une ambition et d’une architecture singulières. Il s’agit d’un opéra total où les destins individuels, pris dans les glaces de la Neva ou les steppes funestes du Kazakhstan, deviennent les airs tragiques d’une Histoire dont les chœurs anonymes et brutaux résonnent encore. Le livre orchestre une polyphonie magistrale où la quête amoureuse d’un historien algérien à la retraite, Walid, à la recherche de son amour de jeunesse, la soprano Irina Rostova, devient l’ouverture d’une dramaturgie vertigineuse. Cette quête exhume les passés ensevelis, ceux de la violence d’État et de la culpabilité intime, révélant comment la voix d’une artiste peut porter, à son insu, le poids d’un monde fracturé.
Leningrad, capitale des âmes et des fantômes
Le roman ancre sa narration dans deux temporalités que tout oppose et que tout relie secrètement. D’une part, le Leningrad des années 1970-1980, cité impériale figée dans la torpeur brejnévienne, où la splendeur de l’Ermitage et la ferveur artistique du Kirov coexistent avec la surveillance bureaucratique et la précarité du quotidien. C’est là que Walid, jeune doctorant venu d’Algérie, découvre l’amour et la complexité d’une société où chaque geste est scruté. D’autre part, le livre plonge dans les ténèbres des années 1930 au Kazakhstan, théâtre d’une collectivisation forcée et d’une famine orchestrée par le pouvoir stalinien. Anouar Benmalek restitue avec une précision documentaire la langue glaciale de l’administration de la terreur : celle des quotas d’arrestations et des catégories de suspects, où l’individu est dissous dans la statistique.
Soit tu remplis ton quota, soit tu te retrouves dans le quota.
Cette phrase, assénée par un supérieur du NKVD, résume à elle seule la logique déshumanisante qui broie les corps et les consciences, transformant les serviteurs de l’État en rouages d’une machine à anéantir. C’est dans ce creuset de violence que se forge le destin de Vladimir, grand-père d’Irina, dont le passé de tchékiste constitue le cœur secret et tragique du roman.
Une partition à plusieurs voix
La composition d’Irina, un opéra russe emprunte sa structure à l’art lyrique. Le récit alterne les focalisations comme des airs solistes qui se répondent en contrepoint. La voix de Walid, en 2022, est celle de la mémoire et du regret, une longue élégie portée par quarante ans de silence. Celle d’Irina, dans ses jeunes années, est celle de l’ambition artistique, de la passion charnelle et d’une lutte constante pour que sa voix souveraine échappe aux contingences matérielles et politiques. Enfin, la narration plonge dans la conscience de Vladimir, archéologie d’une faute originelle qui contamine les générations. Cette polyphonie est scandée par des motifs récurrents qui agissent comme des leitmotive. La contemplation du Joueur de luth du Caravage à l’Ermitage devient une méditation sur le regard et la vérité latente, où l’apparition fantomatique d’un chiot dans la toile symbolise ce qui n’existe que pour ceux qui savent voir. Le cauchemar, loin d’être un simple ressort psychologique, devient le mécanisme par lequel le temps lui-même se fissure, ouvrant des brèches sur des passés alternatifs et des avenirs avortés. L’aria, enfin, est l’espace où la voix d’Irina atteint une forme de liberté absolue, un capital symbolique qu’elle tente de préserver face aux pesanteurs du monde.
La tyrannie du temps et la dette de l’Histoire
Au cœur du roman palpite une interrogation philosophique sur la nature du temps. Le temps chez Benmalek est une matière dense, élastique, parfois réversible. À travers le personnage de Vladimir et ses “retours” dans le passé, le roman explore l’idée d’une histoire qui n’est pas une flèche mais une boucle, où chaque tentative de corriger le destin aggrave la tragédie initiale, comme si l’entropie du malheur était une loi physique inéluctable. Cette conception tragique du temps fait écho à la figure de l’ange de l’Histoire de Walter Benjamin, qui voit le passé comme une accumulation de ruines dont il ne peut se détacher. La culpabilité de Vladimir devient ainsi une dette qui se transmet, contaminant jusqu’à la vocation de sa petite-fille. La voix d’Irina, pure et transcendante, est aussi l’héritière inconsciente d’un silence criminel. L’art, dans cette perspective, est à la fois une rédemption possible et le lieu où se rejoue le drame. Cette dialectique trouve son apogée dans l’épisode du « double » de Staline, scène saisissante où la représentation du pouvoir expose sa propre duplicité, interrogeant la frontière entre la vérité historique et ses simulacres.
J'ai tant de choses à te dire, / Ou plutôt, une seule, mais vaste comme la mer…
Cette confidence de Mimi dans La Bohème, que Walid reçoit comme une promesse au début du roman, devient la métaphore de l’œuvre entière : un récit qui, sous l’apparence d’une histoire d’amour, contient l’océan d’un siècle de fracas et de silences.
Irina, un opéra russe est une fresque puissante sur la rémanence du passé et la manière dont les vivants portent, souvent sans le savoir, les fantômes de l’Histoire. En liant le destin d’une cantatrice de Leningrad à la mémoire de la famine kazakhe et à l’exil d’un intellectuel algérien, Anouar Benmalek tisse des correspondances inattendues entre les géographies et les époques. Le roman laisse une trace profonde par sa capacité à incarner dans des destins singuliers les grandes tragédies collectives, et par sa conviction que l’art, même s’il ne sauve de rien, demeure le lieu où la dignité humaine peut encore se chanter. C’est une œuvre dont la musique, à la fois déchirante et lumineuse, continue de résonner bien après que le rideau est tombé.

Chroniqueur : Raphaël Graaf
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