Lydie Salvayre, Irréfutable essai de successologie, Le Seuil, 06/01/2023, 1 vol. (167 p.), 17,50€
La lecture de l’Irréfutable essai de successologie, pamphlet drôle et caustique, souvent cinglant et parfois amer, nous invite à explorer et interroger le nouveau cadre de référence dans lequel l’universel besoin de reconnaissance est pensé et prend forme. D’une écriture délibérément acérée, Lydie Salvayre s’attache à démonter, d’une part, les mécanismes qui, aujourd’hui, tendent à s’imposer pour espérer être reconnu et, d’autre part, ceux de la manifestation de la reconnaissance dont, en retour, on pourra être crédité. L’autrice dissèque sans détour les rouages du jeu, largement imposé dans ses modalités disponibles, de nos contributions et des rétributions que nous en attendons afin d’être évalués aptes à faire partie de celles et ceux qui ont de l’importance, de celles et ceux qui comptent.
En proposant « une analyse sérieuse et approfondie des meilleurs moyens pour parvenir au succès », aporie contemporaine de la reconnaissance, Lydie Salvayre s’attache « avec l’audace d’un Christophe Colomb [à répondre] à des hautes questions [telles que] comment se faire un nom ? Comment s’arracher à son insignifiance ? Comment s’acheter une notoriété ? Comment obtenir la faveur des puissants ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ? » En procédant ainsi, elle contribue à la réflexion plus générale sur les prééminents, nouvelle classe de dominants, de même que sur la stratégie comme moteur déterminant de notre rapport aux autres.
Les prééminents : nouvelle classe de dominants
À la fois étourdissants et ironiques, les portraits d’une « influenceuse » et d’un « homme influent » que Lydie Salvayre brosse avec hardiesse nous incitent à les classer parmi les prééminents. Tous deux s’ajustent parfaitement à la forme archétypale des nouveaux dominants telle que les sciences humaines et sociales commencent à l’appréhender (voir par exemple : Yves Citton, Jean Paul Galibert, Sandra Laugier et Patricia Molinier ou encore Martial Poirson). En effet, tous deux font partie de ceux dont tout le monde sait qui ils ou elles sont, du moins en apparence.
Créditée de « 2 millions d’abonnés sur YouTube, 2,5 millions sur Instagram et 1,5 million sur Tik Tok », la notoriété actuelle incontestable de l’influenceuse est le résultat du travail incessant qu’elle fait pour se rendre attractive et donc de l’énergie qu’elle doit déployer pour mériter un maximum d’attention, énergie qui, notamment, se matérialise pèle mêle dans le soin apporté à son physique et à « son potentiel érotique », le recours à différents conseillers et coachs (conseiller en communication, coach cognitif, coach d’anglais, coach pour l’alimentation, coach de yoga…)
Quant à l’homme influent, outre l’argent considérable que lui garantit l’investissement judicieux « dans la presse et la télévision (…) de la fortune familiale faite dans l’industrie textile », il soigne sa notoriété en fréquentant les milieux de l’art qui, pense-t-il, le dotent de profondeur aux yeux du monde ; il a parfaitement compris qu’être un riche entouré d’artistes : « jetait en quelque sorte un voile respectable sur ses agissements financiers que quelques esprits mesquins osent qualifier d’immoraux et même de scélérats ». S’il a tout intérêt à protéger des artistes, pour autant et au gré de son humeur très pragmatiquement calculatrice, il ne se gêne pas pour s’en lasser rapidement et en promouvoir de nouveaux.
En fait, l’influenceuse et l’homme influent ont forcément pour préoccupation essentielle et constante de savoir et pouvoir tout faire afin de se maintenir hors de l’obscurité. À tel point, que même ce qui peut les disqualifier momentanément est bon à prendre puisque, in fine, l’important n’est pas la valeur de ce que l’on pense et fait, mais notre existence quantifiable, quantifiée sans répit sur les réseaux sociaux. L’Irréfutable essai de successologie nous amène à nous questionner sur l’enchâssement en cours du besoin pluriel et ouvert de reconnaissance dans les habits étriqués de la quête très formatée de succès. Le processus d’absorption de la reconnaissance par le succès conduit à marginaliser la critique et la résistance en les ravalant à des vestiges d’un passé révolu. Cela, au vu qu’attirer coûte que coûte et massivement l’attention vaut bien mieux que d’enclencher une attention minutieuse visant la compréhension de notre environnement, et de ce que nous y faisons de même que sa possible transformation.
L’altérité : une affaire de stratégie
Pour avoir du succès, il faut savoir mobiliser des gens qui maîtrisent les rouages de la célébrité tout en ayant conscience qu’à tout moment ces gens peuvent cesser d’être célèbres et, qui sait, vous emporter dans leur chute vers l’insignifiance. Cette nécessaire conscience du risque de ne plus être en capacité d’attirer massivement l’attention se rappelle continûment, tel un leitmotiv envahissant, à la personne qui a du succès. Cette dernière est vite socialisée à la condition incontournable de la femme ou de l’homme célèbre : en l’occurrence, savoir qu’avoir du succès c’est forcément être assis sur un siège éjectable dont il est difficile de contrôler le mouvement tant il est soumis à la versatilité de l’opinion publique, tout spécialement celle de l’ère numérique.
Dans l’ADN de la successologie, la notoriété étant une situation éminemment instable, celles et ceux qui y accèdent ont appris à se doter de savoir-faire et être pour s’épargner les déconvenues, dont la chute incontrôlée vers l’insupportable anonymat. Comme Lydie Salvayre l’entrevoit, en successologie, le rapport à l’autre ressort fondamentalement de la stratégie et donc de la convergence, mesurée et calculée dans ses effets, à un instant T entre deux intérêts : celui de la personne qui aspire au succès et celui de la personne qui l’a déjà, et qui a parfaitement compris que soutenir celle qui en est dépourvu n’a pas encore va accroître le sien. Ainsi, dans la logique de la successologie, comme dans celle du coaching – deux logiques se nourrissant l’une l‘autre –, il s’avère que « la rencontre entre deux altérités est mue par l’intérêt que chacun en retirera en sachant qu’elle peut perdre son intérêt à tout moment ».
Notamment, en évoquant cette rencontre entre deux altérités accaparées par le succès et ses exigences, l’Irréfutable traité de successologie suggère qu’échanger avec l’autre est avant tout le support d’une stratégie dont l’objectif est de savoir se prémunir d’être déstabilisé de quelque façon que ce soit. Suivant la logique de la successologie, parler avec autrui, c’est forcément admettre que les mots sont des outils intéressés et, en aucun cas, la matrice d’une pensée partagée, susceptible de déranger les certitudes qui balisent l’accès et le maintien fragiles dans l’univers des gens reconnus par le plus grand nombre. Suivant cette logique, le pourquoi du succès dont on est destinataire ne doit pas susciter le débat contradictoire, Pour conserver son statut de personne très connue, il faut avoir compris que l’altérité est une affaire de stratégie visant à optimiser, avec le consentement de l’autre également habilement manœuvrier, son capital confiance sur le marché particulièrement concurrentiel du succès.
Dans l’univers de la successologie saturé d’informations échappant à la comparaison critique et à la mise en relation raisonnée, on se préoccupe très secondairement, voire pas du tout, de connaissances et de créations appréciées au regard de leur pertinence et de l’accomplissement de soi qui les accompagne. À l’inverse, la norme rédhibitoire pour y avoir une existence effective et pérenne est d’y être vu en permanence et massivement, la visibilité l’emportant très largement sur le sens.
L’une des principales qualités de l’Irréfutable traité de successologie, par-delà son style pamphlétaire qui pourrait d’abord nous en détourner, est de nous amener à relier son propos aux divers travaux qui actuellement s’efforcent d’analyser le statut de la connaissance et des formes de reconnaissance qui peuvent accompagner sa diffusion. Irréfutable traité de successologie est assurément un ouvrage propice à l’intertextualité. À ce titre sa lecture est vivement recommandée.
Contributrice : Eliane Le Dantec
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