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Stefan Zweig, J’aimerais penser que je vous manque un peu : lettres à Lotte, 1934-1940, texte établi et présenté par Oliver Matuschek – traduction de l’allemand et avant-propos par Brigitte Cain-Hérudent Albin Michel, 18/01/2023, 1 vol. (398 p.), 23,90€

Les nombreuses lettres que, de 1934 à 1940, Stefan Zweig adresse à Lotte Altmann, sa nouvelle secrétaire puis sa seconde épouse (ils se marient le 6 septembre 1939), ont été réunies en 2013 par Olivier Matuschek, l’un de ses biographes allemands. Le récit d’accompagnement des lettres, à la fois très informé et particulièrement accessible, fait que l’ouvrage “se lit un peu comme un roman” (Brigitte Cain-Hérudent, avant-propos à l’édition française) dans lequel le contexte biographique, culturel, historique et politique éclaire de façon détaillée une période décisive de la vie de Stefan Zweig sans jamais donner au lecteur l’impression d’être submergé par l’érudition.
Ces lettres à Lotte nous permettent d’approcher la personnalité de Stefan Zweig au regard des différentes dimensions de la vie relationnelle et professionnelle, mais aussi très quotidienne, d’un grand intellectuel européen de la première moitié du 20e siècle. Notamment, J’aimerais penser que je vous manque un peu. Lettres à Lotte, 1934-1940 montre combien Stefan Zweig regrette en permanence de manquer de temps pour “s’enfoncer très profondément dans un travail” ; il se plaint que “trop de choses font que le cœur de mon travail m’échappe”. Cette correspondance éclaire également les ressorts socio-historiques de la relation qui se noue entre un écrivain célèbre et sa secrétaire cultivée.

Stefan Zweig : un écrivain qui manque toujours de temps pour écrire

Entre 1934 et 1940, incontestablement, Stefan Zweig écrit et publie. En 1934, alors que sa biographie de Marie Stuart sort en librairie, l’écrivain accélère ses recherches sur celle de “l’humaniste Sébastian Castellion et sa confrontation avec le réformateur Jean Calvin”. Ensuite, tout en envisageant une biographie de Magellan, il s’efforce d’avancer sur son roman L’impatience du cœur. Enfin, en 1938, il informe Lotte de deux projets : une biographie de Balzac “pour laquelle je rassemble des documents depuis des décennies” et son autobiographie qu’il intitulera Le monde d’hier Cependant, les lettres à Lotte sont traversées par son insatisfaction récurrente de ne pas pouvoir écrire comme il le devrait. À plusieurs reprises, il manifeste “son intention de redevenir productif [en espérant] que l’on ne dérangera pas” ainsi que son souci de réussir “à se préparer intérieurement tout entier au travail”. Il s’avère en effet, qu’entre 1934 et 1940, Stefan Zweig est objectivement confronté à un nœud de difficultés le détournant souvent du cœur de son métier.
L’une de ces difficultés n’est pas nouvelle. Stefan Zweig a toujours écrit en pratiquant de concert la plupart des métiers associés à l’écriture (traducteur, agent littéraire, biographe, éditeur, conférencier…). De fait, l’exercice de ceux-ci a des implications chronophages sur son temps d’écriture, générant une correspondance très volumineuse et des déplacements très fréquents dans divers pays européens et aux Amérique. Dès le début de leur collaboration, Stefan Zweig compte sur Lotte Altmann pour “être tout à fait déchargé de la corvée des lettres”. Ses multiples déplacements réclament, souvent au pied levé, une organisation pour laquelle l’appui constant de sa secrétaire est indispensable : la correspondance proposée à notre lecture est truffée, à un rythme étourdissant, d’indications d’adresses et de “timing” données à Lotte pour l’acheminement du courrier. Cependant, cette mobilité que, profondément cosmopolite, Stefan Zweig apprécie se charge, à partir des années 1930, d’une sourde angoisse instillée par “les contrôle éprouvants et pointilleux aux frontières”. S’il ne choisit pas d’affronter la montée du nazisme directement dans le registre de l’engagement public, Stefan Zweig laisse poindre une clairvoyance prémonitoire quant à son propre avenir proche : “en voyageant, on s’est plus fortement détaché de ses liens et de ses habitudes, maisons et propriétés, tous devenus problématiques et qui ne vous manquent presque plus”.
Outre l’inquiétude liée à “la chasse aux juifs” orchestrée par le IIIe Reich qui notamment empêche Stefan Zweig de publier en Allemand, son temps consacré à l’écriture est réduit par celui qu’il doit dédier “à la régularisation de mes papiers” (après de multiples et pénibles démarches initiées dès 1933, il obtient, ainsi que Lotte, la naturalisation anglaise le 12 mars 1940). Il l’est également par sa séparation d’avec Friderike, sa première épouse. Une part significative des lettres à Lotte évoque les problèmes et atermoiements de nature tant subjective qu’objective que cette séparation ne manque pas de créer, tout particulièrement a propos de la vente de la maison de Salzbourg puis de l’usage de l’appartement de Londres. Stefan Zweig envisage d’abord une séparation sans divorce comme cela se faisait alors (le 14 mai 1937, Stefan et Friderike signent devant notaire une convention de séparation selon laquelle cette dernière “recevrait pour son entretien une somme considérable”). Finalement, non sans soulagement, Zweig se résoudra au divorce qui sera prononcé le 8 novembre 1938.

Lotte Altmann : secrétaire puis secrétaire et épouse

Alors que les lettres de Lotte Altmann adressées à Stefan Zweig n’ont pas été retrouvées, celles qu’il lui écrit ne laissent rien transparaître de la relation amoureuse qui, vraisemblablement, les lie depuis 1935. Devenue sa secrétaire en 1934, Stefan Zweig ne cessera pas de louer ses compétences linguistiques (elle parle couramment l’allemand, le français et l’anglais), sa parfaite maîtrise de la dactylographie et du classement auquel elle était formée à l’université de Frankfort sur le Main afin de devenir bibliothécaire (en 1933, elle doit quitter cette formation sans obtenir le diplôme suite à l’éviction des étudiants juifs des universités du Reich). Constamment, l’écrivain souligne combien il a besoin de sa collaboration : “mon travail – j’ai honte de le dire – se trouve dépendant de votre bonne volonté” ou encore : “j’aspire à vous avoir le plus vite possible à portée de main. C’est terrible à quel point j’ai besoin de vous”. Il se dit très reconnaissant de son infinie patience alors qu’il “transforme les manuscrits tout juste dactylographiés en champs de bataille”. Il ressort que Lotte s’avère être la personne qui parvient à la protéger “de l’hyperactivité autour de moi” et qui lui procure un sentiment de sécurité que sa mobilité trépidante, dans un contexte géopolitique très anxiogène, déstabilise profondément.
En 1939, pour sceller l’officialisation de leur union et garantir à Stefan Zweig de bonnes conditions de travail, le couple acquiert une maison à Bath dans le comté du Somerset. Comme le suggèrent les lettres de l’écrivain à Sarah Altmann (la belle-sœur de Lotte), cette maison symbolise la quiétude de la vie familiale à laquelle il aspire désormais ; il dit notamment son grand plaisir d’y accueillir Eva (la nièce de Lotte) qui, scolarisée à Bath, est ainsi soustraite aux bombardements de Londres. Cette aspiration l’amène aussi à avoir des attentes des plus conventionnelles à l’égard du statut d’épouse de Lotte : “il faut à présent que Lotte fasse énergiquement en sorte que la maison fonctionne sans que je m’en rende compte ni n’en entende parler. (…) Il faut que Lotte se rende compte que cette maison est de sa responsabilité”.

Emblématique d’une époque “où tout était si différent d’aujourd’hui” (Brigitte Cain-Hérudent), J’aimerais penser que je vous manque un peu. Lettres à Lotte, 1934-1940 a le grand mérite de nous sensibiliser au contexte matériel et relationnel avec lequel le travail d’écriture se doit de composer au risque d’être souvent “marginalisé” ainsi qu’à celui valorisant du secrétariat en lien avec la création artistique, mais ne prémunissant pas pour autant celle qui l’exerce d’être impérativement rappelée aux responsabilités domestiques du statut d’épouse.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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