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Jean-Paul Delfino, Guyanes, Ed. Héloïse d’Ormesson, 11/05/2023, 1 vol. (588 p.), 23,50€

Avec un indéniable talent de conteur et la précision d’un historien, Jean Paul Delfino nous transporte dans les Guyanes (au Guyana, au Suriname et, plus particulièrement, en Guyane Française). Il nous invite à suivre, de 1872 à 1878, les parcours singuliers des trois personnages principaux (Clara, Mané et Alphonse de Saint-Cussien) scandés par les contraintes de l’Histoire mais aussi par les quelques marges de manœuvre que celle-ci leur concède.

Quand le rapport dominant / dominé était on ne peut plus clair en Guyane française

Au cours des années 1870, en France métropolitaine, la République et la démocratie qu’elle encense doivent paraître le plus possible une réalité. Notamment après la répression sanglante qui a mis fin en mai 1871 à la Commune de Paris, la paix sociale est absolument requise afin de maintenir florissant le développement des affaires permis par la 1re révolution industrielle.
Dans ce contexte, à l’instar de la Nouvelle Calédonie, la colonie française de Guyane s’avère être une aubaine pour la métropole : il suffit d’y déporter tous ceux et toutes celles (condamnés politiques comme de droit commun) que la République ne veut plus voir. Il apparaît qu’à Paris, le sort indigne des très nombreuses personnes enfermées dans des conditions sordides aux bagnes de Cayenne et de Saint Laurent du Maroni ne préoccupe pas.
En faisant avec zèle le nécessaire pour que « des dizaines de milliers de vies passent en pertes et profits » sans faire de vagues en métropole, les administrateurs coloniaux mandatés par le Ministère des colonies ont toute latitude pour gérer, à leur profit et comme bon leur semble, le budget annuel très conséquent que leur octroie la République, son augmentation annuelle contribuant d’ailleurs à alimenter la corruption qui y règne à grande échelle.
Ainsi, alors qu’en métropole la République se doit de rendre moins voyants – au moins en apparence – la richesse et le pouvoir des dominants, en Guyane, ils s’imposent frontalement et brutalement, rappelant aux dominés qu’ils sont la lie de la société ; et, une fois libérés mais ne pouvant quitter la Guyane, ceux-ci sont intégrés au système de corruption généralisée en tant que main-d’œuvre taillable et corvéable à merci.
Or, que l’on soit encore prisonnier ou déjà partiellement libre, pour espérer rester en vie dans l’enfer guyanais, « il faut que tu aies une bonne raison de le faire » comme l’avait dit Amandine Idéïous à Clara au moment où leur route de communardes déportées se sont séparées ; la première étant conduite en Nouvelle Calédonie, la seconde en Guyane.

Au gré des rencontres et au risque de sa vie, la quête de la liberté ou celle du pouvoir et de la richesse

Mané et Clara aspirent à la liberté dont l’un et l’autre sont violemment privés. Mais alors que Mané, afro-descendant esclave dans une plantation de coton au Brésil cherche à obtenir le statut d’homme libre qui jusque-là lui a été dénié, Clara, quant à elle, veut retrouver sa liberté perdue pour raison de participation active à la Commune de Paris.
Tout entier tendu vers la Guyane, le périple risqué à pieds puis sur « une modeste jangada » (bateau traditionnel des côtes brésiliennes) de Mané vers Saint Laurent du Maroni se fait, malgré les déconvenues, trahisons et malheurs, avec l’espoir jamais abdiqué de réaliser son rêve. Ne supportant plus la mécanique broyeuse d’être humains qu’est le bagne et la folie que, goutte à goutte, elle instille dans les têtes des prisonniers, comme tant d’autres avant elle, Clara tente de s’évader en s’appuyant sur le soutien rémunéré d’une détenue dont, elle le sait, la sincérité ne peut être totalement garantie. Malgré l’énergie déployée par la jeune femme, son évasion échoue, la conduisant à nouveau au mitard, le corps cette fois lourdement entravé.
À la différence de Mané positivement porté par le fait que la non-expérience concrète de la liberté la lui rend d’autant plus désirable, Clara est douloureusement construite par la mémoire qu’elle en a, nourrie notamment par la définition que son amoureux Bamboche (fusillé au Mur des fédérés) lui en a donnée quand ils étaient sur les barricades.
Pour Alphonse de Saint-Cussien, jeune faiseur et parvenu criblé de dettes contractées au jeu et, en conséquence, pourchassé par les huissiers, la fuite en Guyane est assurément le moyen de retrouver une grande aisance financière et le pouvoir qui va avec. Gustave Amaury, le Président de la cour de justice de Cayenne, comprend aussitôt que le jeune homme sans scrupule saura rapidement prendre ses marques dans le système de corruption qui donne le rythme à toutes les activités et comportements à l’œuvre dans la colonie et que lui-même contrôle de main de maître, sachant tout sur tout et sur tous. À condition bien sûr que le nouveau venu le suive d’emblée dans ces décisions ; que celles-ci concernent la vie publique ou la vie privée des administrateurs – haut gradés ou sous-fifres – placés sous ses ordres et, surtout, dans sa dépendance.

Quand l’amitié, l’amour et le désir s’en mêlent

Mané sait être attentif et attentionné aux situations et rencontres en mesure de favoriser et sécuriser son difficile et imprévisible cheminement vers la liberté. Par exemple, alors qu’il est un temps bagnard, Mané prend « la meilleure décision de son existence » : à côté du jardin potager dont il doit s’occuper assisté par le vieux bagnard, Jujube de Ménilmontant, il décide de créer un jardin d’agrément l’amenant à se sentir utile malgré son statut le privant du tout droit sur le résultat de son travail. Remarquant ses compétences en jardinage, Émile Dubernard (administrateur et naturaliste appréciant véritablement la Guyane) lui demande de prendre soin, avec le statut d’homme libre, des graines de quinquina dont il espère développer la production dans la colonie française.
Lors d’une fortuite et brève première rencontre, Mané, progressant vers la liberté, et Clara, toujours prisonnière au bagne, perçoivent dans le regard de l’autre « la fierté de pauvre » dont ils sont pétris et qui les maintient en vie ; ils « savent alors qu’ils se sont reconnus ». Plus tard, décidant de se marier avec Mané pour gagner sa liberté, « mais trop tôt abîmée par la vie », Clara doit prendre du temps pour accepter l’amour du jeune homme. Leur rencontre témoigne de deux manières différentes d’aborder leur nouvelle liberté : alors que Mané, plein d’espoir, investit son récent statut d’homme libre avec pragmatisme et mesure, Clara, davantage circonspecte, recouvre la liberté avec en tête un idéal de celle-ci durement balayé par l’Histoire.
De son côté, Alfred de Saint-Cussien est certes devenu très riche en s’imposant promptement comme un excellent administrateur colonial : il a obtenu le poste éminemment stratégique de directeur des comptes dans l’administration pénitentiaire de la colonie. Toutefois, alors qu’il a été vivement encouragé à épouser la fille de Gustave Amaury, il va tout perdre en ne pouvant pas mettre fin à sa passion dévorante alors considérée comme contre-nature pour une jeune femme noire. Sur ce point, Alfred de Saint-Cussien ne fait manifestement pas le poids face à la toute-puissance particulièrement déterminée et quasi absolue de son beau-père.
Pour notre intérêt et notre bonheur de lecteurs, Guyanes parvient à mettre en résonance avec justesse, pertinence et romanesque les dispositifs impitoyables produits par la grande Histoire et les manières plurielles dont les individus y font face en fonction de leur appartenance sociale et raciale et de leurs dispositions personnelles. Avec flamboyance, Jean Paul Delfino nous livre une partition marquante et attachante sur un territoire lointain que la France de la toute jeune Troisième République constitue en lieu de mise au rebut de populations décrétées dangereuses.

Chroniqueuse : Éliane Le Dantec

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