Joseph d’Anvers, Un garçon ordinaire, Rivages, 05/04/2023, 1 vol. (219 p.), 20€
Il est des œuvres qui captent l’esprit d’une époque, en extraient l’essence, la subliment et résonnent avec les sentiments profonds d’une génération. Le dernier roman de Joseph d’Anvers, Un garçon ordinaire, est de celles-là. Explorant les liens intimes qui unissent l’adolescence et la musique, l’auteur plonge – avec poésie et mélancolie – le lecteur au beau milieu des années 1990, une décennie marquée par la fin de la guerre froide et, pour tout adolescent de la génération X qui se respecte, le plus grand cataclysme de l’histoire : la mort de Kurt Cobain le 5 avril 1994.
Après Kurt Cobain, le néant d'une génération désabusée
À l’aube du XXIe siècle, ces adolescents, « héritiers d’une époque fastueuse en pleine gueule de bois« , n’avaient nullement conscience de l’avènement de l’ère technologique et des bouleversements sociétaux qu’elle allait engendrer. Et ils n’en avaient rien à foutre. Eux, « le fruit des guerres et du capitalisme florissant, de l’inconséquence des élites et de la résignation du peuple« , ne s’épanouissaient que dans l’insouciance des plaisirs simples, immédiats, éphémères, fugaces. Dans l’amitié profonde, sincère, miraculeuse, bien éloignée des followers et des likes sur les réseaux de la misère. Dans la musique brute, authentique, analogique, aux antipodes de la merde fabriquée par Auto-tune ou l’intelligence artificielle pour un star-system à la dérive, sacrifiant la culture populaire sur l’autel de la popularité. Kurt Cobain s’en est allé trop tôt, sur un coup d’éclat, et tout s’est écroulé. Après lui, le néant. « On se dit que si on peut mourir à vingt-sept ans, autant y aller à fond, autant se cramer, tout envoyer chier et prendre ce qu’il y a à prendre« .
Composer pour conjurer le spleen de la fin d'une époque
Ce n’est pas un roman que nous offre Joseph d’Anvers, mais une expérience, un voyage dans le temps entre avril et juillet 1994, entre la mort de Kurt Cobain et les résultats du bac. Le bac, cet horizon diffus au-delà duquel les certitudes et les rêves s’évanouissent. Avec justesse, mélancolie et humour, l’auteur relate les turpides d’une bande de copains en deuil vivant leurs derniers mois au lycée. Le lecteur y suit les expériences, les peines, les cuites, les déboires ou les amours de Sakira, Tom, Karim, Youri et du narrateur Victor, un garçon ordinaire, guitariste, qui puise dans ses désespoirs adolescents l’inspiration créative. Victor est doué, à l’école comme en musique, mais ne semble pas en avoir conscience. À tout le moins, il ne veut pas en avoir conscience, pour ne pas entrer dans la norme. Alors, plutôt que de préparer les épreuves du bac, il compose sans relâche dans l’espoir de produire des morceaux qui « créent des connexions immédiates, qui font basculer les soirées, brisent les murs de l’indifférence et rapprochent les êtres« . Dans sa boulimie créative (« La graphie est heurtée, les ratures nombreuses. C’est la première fois que je ressens une telle urgence« ), il compose le morceau qui deviendra, pour ses potes et lui, leur hymne, leur étendard. « Il est la fureur et le désespoir, il est le manifeste de notre génération, la colère et la frustration« . Un morceau pour ne jamais oublier cette époque et ses instants bénis. « Je m’en imprègne, m’efforce de retenir tous les détails pour un jour me les repasser. Je vole à ce moment son éphémère et impalpable légèreté. Ainsi, lorsque l’adversité, la solitude frapperont à ma porte, j’aurai au fond de moi ces instants bénis et familiers d’une époque qu’alors je regretterai ».
La prose musicale de Joseph d'Anvers
Joseph d’Anvers narre avec un talent inouï les émotions brutes et authentiques de cette période charnière qu’est l’adolescence. Il propose une exploration profonde des tourments et des rêves qui agitent le cœur d’êtres en quête d’identité découvrant le monde avec des yeux neufs et, pourtant, déjà empreints d’une certaine mélancolie. Le style de l’auteur est fin, soigné, à la fois sophistiqué et simple. Si les références aux monuments du rock anglo-saxon de cette décennie sont nombreuses (et de qualité !) – de Nirvana, aux Smashing Pumpkins, en passant par les Beastie Boys ou l’immortel Jeff Buckley –, le lecteur francophile appréciera les clins d’œil aux grands auteurs de la chanson française comme Mano Solo, Renaud ou Saez. L’auteur, qui est aussi musicien, manipule les mots avec amour et musicalité, flirtant tout au long de l’écriture avec la poésie (« Je suis l’écume sur le fleuve qui ne fait que traverser ces paysages, je ne m’arrête pas. Je n’appartiens à ces lieux que le temps d’un battement de cils« ). La musique, de ce point de vue, n’est pas qu’une simple toile de fond, mais un personnage à part entière, une voix omniprésente, et, pour Victor, une voie à suivre. Elle est sa confidente, sa conseillère dans son parcours de découverte et d’affirmation de soi. « Je sais qu’un jour, plus tard, dans ma vie d’adulte, je me souviendrai de ce fragment de vie ordinaire« .
Le rock, miroir d'une génération en quête de sens
Un garçon ordinaire capture avec subtilité l’essence de l’adolescence de la génération X, une époque où la musique était un moyen d’exprimer la révolte intérieure et les aspirations les plus intimes. Le rock, avec sa puissance contestataire, devient le véhicule d’expression des sentiments que les mots peinent à traduire. Cette relation fusionnelle entre la musique et l’adolescence se révèle être le canal par lequel les émotions les plus intenses de Victor trouvent leur écho. Le livre ne se contente pas de brosser un portrait intime de l’adolescence. Il puise dans des fragments d’expériences individuelles pour toucher à des thèmes plus vastes et universels : les défis de la quête identitaire, les premières expériences amoureuses ou les conflits familiaux. L’œuvre transcende à cet égard les frontières temporelles et devient une réflexion sur la nature humaine et les étapes universelles de la croissance.
Le dernier roman de Joseph d’Anvers, imprégné de la puissance évocatrice du rock, est un récit profondément humain, ancré dans une époque révolue, antérieure à l’avènement des nouvelles technologiques qui ont bouleversé le rapport à l’autre. Dans un monde en perpétuel mouvement, ce roman rappelle l’importance de ralentir, de ressentir et de se connecter à notre propre humanité. C’est aussi un hommage touchant à l’héritage laissé par Kurt Cobain dans le cœur des millions d’adolescents de la génération X.
Je reste ce garçon aux cheveux longs, un peu étrange, guitariste d’un groupe obscur, ce garçon en marge qui s’est toujours foutu des règles de la cour d’école, des conventions, des marches de la popularité, je suis celui qui ressemble à ce chanteur, le gars qui vient de mourir, tu sais, le grunge, là, comment il s’appelait ? Ah oui, Kurt Cobain.
Chroniqueur : Florian Benoit
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