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Josephine Quinn, Et le monde créa l’Occident, traduction : Souad Degachi et Maxime Shelledy, Éditions du Seuil, 03/10/2025, 576 pages, 29,90€

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Professeure renommée d’histoire ancienne, Josephine Quinn pulvérise dans cet ouvrage les certitudes tenaces de l’héritage gréco-romain comme socle exclusif de l’Occident. Elle propose une alternative féconde et rigoureusement documentée : celle d’un monde tissé d’échanges, d’interactions, de brassages culturels. Du Levant à l’Atlantique, de Byblos à Carthage, elle compose une fresque historique ambitieuse, où les civilisations ne se développent pas en vase clos, mais dans une dynamique constante de contacts. A rebours d’un récit téléologique, son livre révèle une Méditerranée vivante, bousculant la « pensée civilisationnelle ».

Josephine Quinn déconstruit le mythe de la civilisation occidentale

D’emblée, l’ouvrage de Josephine Quinn se positionne comme une audacieuse et nécessaire réévaluation de notre rapport au passé. Son intention, d’une clarté intellectuelle remarquable, consiste à désamorcer l’un des mythes les plus tenaces de la modernité : celui d’un « Occident » qui puiserait ses origines dans une filiation directe et pure avec le miracle gréco-romain. Pour ce faire, elle engage une véritable refondation conceptuelle, substituant à l’idée de racines, rigides et exclusives, la métaphore d’un vaste réseau rhizomique où chaque point de contact, chaque échange, constitue un nœud créateur. Son objectif, ainsi qu’elle le formule elle-même, est de « démontrer que ce sont ces relations, et non les civilisations, qui suscitent les changements historiques ». L’historienne ne se lance pas dans une simple correction historiographique ; elle s’attaque à la « pensée civilisationnelle » elle-même, cette armature idéologique façonnée au XIXe siècle qui postule l’existence d’entités culturelles closes, autogénérées, évoluant sur des trajectoires distinctes. Cette grille de lecture, montre-t-elle, est un prisme déformant, une projection anachronique qui oblitère la fluidité constitutive des mondes anciens.

Faire parler les silences de l’Histoire : La méthode Quinn à l’œuvre

L’écriture de Josephine Quinn, qui opère à plusieurs échelles, mêle l’acuité de l’archéologue à la sensibilité du conteur. Elle nous fait passer de l’analyse d’un tesson de poterie, d’une inscription funéraire ou d’une épave oubliée aux grandes dynamiques intellectuelles et géopolitiques qui ont façonné les empires. L’ouvrage s’empare ainsi des thématiques de la mémoire historique, de l’invention des civilisations, de la critique des grands récits, des réseaux d’échange interculturels, des réinventions identitaires, des récits nationaux, des mythes fondateurs, des pratiques coloniales et de la géopolitique symbolique, pour en proposer une lecture totalement renouvelée. Ce livre démontre comment le concept même de « civilisation occidentale », loin d’être une réalité historique transposable à l’Antiquité, est une construction intellectuelle et politique tardive, « caractérisée par la démocratie et le capitalisme, la liberté et la tolérance, le progrès et la science », et destinée à justifier les hiérarchies nouvelles du monde moderne. En archéologue des idées, Josephine Quinn exhume les strates de cette fabrication pour rendre au passé sa complexité originelle et révéler à quel point le présent est hanté par une vision appauvrie de sa propre généalogie.

Enquête sur les réseaux complexes de l'Antiquité

La puissance de l’ouvrage tient à sa structure narrative, qui privilégie les points de contact aux centres de pouvoir traditionnels. Le récit progresse non de capitale en capitale, mais de port en carrefour. Byblos, plaque tournante cosmopolite du Levant ; Cnossos, la capitale crétoise ouverte sur l’Égypte ; Mycènes, nœud improbable sur les routes de l’ambre baltique et de l’étain anatolien ; Ougarit, cité de l’alphabet où les cultures sémitiques et égéennes dialoguent ; Carthage, la métropole punique au confluent des mondes africain, ibérique et italien : chacun de ces lieux fonctionne comme un chapitre vivant d’une histoire enchevêtrée. Ils deviennent, sous la plume de l’auteure, des laboratoires où s’observent en temps réel les processus d’acculturation, d’hybridation et de créativité qui naissent de la rencontre. L’ouvrage cartographie la circulation des métaux, des technologies (la voile carrée, la métallurgie du bronze, l’écriture), des cultes et des hommes avec une précision d’orfèvre, révélant une mondialisation avant l’heure, faite de réseaux complexes et résilients.

Ce que les Grecs et les Romains savaient (et que nous avons oublié)

Le fil chronologique qui parcourt quatre millénaires se double d’un mouvement de pensée en spirale. Chaque époque, chaque lieu est une occasion de revenir à la thèse centrale de l’ouvrage et de la nourrir de nouvelles preuves. L’auteure nous rappelle ainsi que les Grecs et les Romains, eux-mêmes, avaient une parfaite conscience de cette hybridité constitutive : « Tout d’abord, les Grecs et les Romains avaient eux-mêmes une histoire dont les racines remontaient à d’autres lieux et d’autres peuples plus anciens, et la plupart de leurs idées et technologies étaient des adaptations d’éléments venus d’ailleurs ». Cette reconnaissance, que nos grands récits modernes ont soigneusement oblitérée, est ici restituée dans toute sa force. L’historienne fait parler les objets, transformant les artefacts en témoins. Une amphore devient la preuve d’un itinéraire commercial, une épée celle d’une innovation technologique partagée, une statue celle d’un syncrétisme religieux. Le rythme du livre, alternant descriptions immersives et analyses percutantes, entraîne le lecteur dans une enquête fascinante. Il révèle une tapisserie dont la beauté réside moins dans la perfection d’un fil unique que dans la richesse infinie de ses entrelacs.

Pourquoi Josephine Quinn a raison contre Huntington

Ce livre, qui déconstruit magistralement le mythe occidental de l’autogenèse, entre en résonance profonde avec les débats contemporains. Il agit comme un antidote puissant aux replis identitaires et aux fantasmes de pureté qui traversent notre époque. En exposant les fondements idéologiques de la « pensée civilisationnelle », Josephine Quinn met en lumière la manière dont celle-ci « renforce l’hypothèse d’une différence durable et significative entre les sociétés humaines, laquelle cause des dégâts bien réels ». L’écho au « choc des civilisations » de Samuel Huntington est explicite : là où Huntington imaginait des plaques tectoniques culturelles promises à l’affrontement, l’auteure dépeint un maillage fin et complexe, un tissu dont la solidité vient de l’interdépendance même de ses fils. La vision d’une histoire comme « enchevêtrement », comme processus constant de pollinisation culturelle, est ici magnifiquement illustrée.
Cette vision trouve un appui décisif dans les découvertes récentes de la génétique des populations. Le recours aux travaux de David Reich est particulièrement éclairant : la paléogénétique vient confirmer ce que l’archéologie et l’histoire laissaient entrevoir. L’humanité n’est pas un assemblage d’arbres généalogiques aux racines distinctes, mais un vaste réseau de brassages. L’image de l’arbre doit céder la place à celle du treillis. Comme le dit David Reich, cité par l’historienne, « la meilleure métaphore serait sans doute celle du treillis plutôt que de l’arbre, car les fils du treillis ne cessent de se séparer et de se renouer aussi loin que l’on remonte dans le temps ». Cette convergence entre sciences humaines et sciences de la vie est l’une des forces de l’ouvrage, car elle ancre la critique de l’essentialisme dans une matérialité irréfutable.

Si Fernand Braudel décrivait une Méditerranée-monde, unissant les peuples dans une géographie et une temporalité partagées, Josephine Quinn va plus loin en déconstruisant les catégories mêmes que nous utilisons pour nommer et classer ces peuples. En cela, son travail prolonge celui d’Edward Said : si Said a montré comment l’Occident s’était construit un « Orient » fantasmé pour mieux asseoir sa propre identité, Quinn révèle le processus inverse : l’Occident s’est inventé lui-même en refoulant, en oubliant, les liens profonds qui l’unissaient aux autres mondes.

L'Histoire est un jardin, non un arbre : la beauté de la pollinisation des cultures

Cette lecture est foncièrement politique, sans jamais être militante. Elle nous invite à substituer une éthique de la relation à une métaphysique de l’identité. L’histoire devient ici un exercice de lucidité, un rappel que les récits sur nos origines sont toujours des constructions, et que ces constructions ont des conséquences. Face à la rigidité de l’arbre et à la stérilité du sang, l’historienne propose une vision plus exigeante et plus féconde. L’histoire des sociétés humaines, nous dit-elle, « ressemble davantage à un parterre de fleurs, qui a besoin d’être pollinisé régulièrement pour se réensemencer et repousser ». En suivant le parcours de cette pollinisation à travers les millénaires, Josephine Quinn nous offre plus qu’une simple et brillante relecture du passé. Elle nous livre des outils pour penser un présent et un avenir commun, fondés non sur la fiction de la pureté, mais sur la reconnaissance de notre interdépendance constitutive.
En refermant ce livre, le titre devient une évidence lumineuse : c’est bien le monde, dans sa complexité infinie, qui a créé l’Occident.

Image de Chroniqueur : Dominique Marty

Chroniqueur : Dominique Marty

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