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Stéphanie Perez, La Ballerine de Kiev, Éditions Récamier, 29/08/2024, 256 pages, 20,90 €.

Stéphanie Perez nous entraîne avec La Ballerine de Kiev dans le tourbillon du conflit ukrainien. Un récit poignant et sensible qui met en scène le destin brisé de Svitlana, danseuse étoile à l’opéra de Kiev, dont la vie bascule avec l’invasion russe. L’amour, la perte et la résilience s’entremêlent sur fond de bombes et de sirènes, nous confrontant à l’impact brutal de la guerre sur les âmes et les corps. Un livre qui mérite d’être lu pour sa beauté littéraire, sa profondeur thématique et son témoignage poignant sur la tragédie ukrainienne.

La dernière note de l’orchestre s’éteint, le rideau de velours rouge se referme sur le triomphe de Svitlana et Dmytro. Le public de l’opéra de Kiev les ovationne, transporté par leur performance dans le Lac des Cygnes. “La foule nous enveloppe, nous happe, nous transcende. Oui, c’est sûrement cela, toucher la grâce, atteindre les sommets.” Mais à l’extérieur, la menace gronde. Dans les rues de Kiev, les téléphones frémissent de rumeurs inquiétantes, annonçant une catastrophe imminente. L’harmonie de cette soirée, la légèreté des tutus, la perfection des mouvements, tout cela n’est qu’illusion, un dernier souffle de beauté avant le chaos.
Le récit, dès le prologue, alterne les scènes de la vie quotidienne et les flashs d’information qui annoncent la guerre. Le lecteur est pris dans un tourbillon d’émotions contrastées, oscillant entre la beauté fragile de l’art et la violence brute du conflit. L’écriture de Stéphanie Perez est à la fois immersive et poignante, nous transportant dans un univers où le rêve et la réalité se confrontent brutalement.

Kiev, 23 février 2022 : le crépitement de l’apocalypse

Alors que Svitlana, dans sa loge, se prépare pour le ballet, elle se remémore les sacrifices et la discipline qu’exige la danse classique : “J’en ai usé, des chaussons, toujours avec la même passion. Malgré les pieds qui saignent, malgré la douleur qu’il faut apprendre à tolérer pour se dépasser.” N’est-ce pas une métaphore troublante de la force et de la fragilité qui caractérisent l’âme ukrainienne, à l’aube de l’invasion.
L’autrice nous plonge dans l’atmosphère angoissante des derniers instants avant l’attaque. Le silence de la ville apeurée contraste avec les informations alarmantes qui défilent sur les écrans des téléphones : “Moscou veut s’emparer de Kiev et de ses 2,8 millions d’habitants en priorité. Des informations alarmistes décrivent des hordes de chars prêts à dévorer la capitale, des soldats sanguinaires dressés pour tuer.”
À 5 h 07 précisément, les premiers obus russes s’abattent sur la capitale, brisant le silence de l’aube et les rêves d’un peuple. Le son sourd des impacts, les chiens qui aboient, les oiseaux affolés qui se cognent contre les vitres, tous ces détails réalistes nous immergent dans le chaos de l’attaque. Un missile frappe l’immeuble d’en face, les vitres du salon volent en éclats : “La vie ne tient parfois qu’au plan d’un architecte.”

La symphonie de la peur : dans les entrailles de Kiev

L’explosion qui a secoué l’immeuble a réveillé les démons de la peur. Svitlana, incapable de contrôler le tremblement qui la secoue, s’agrippe à Dmytro. “Il faut descendre à la cave, vite”, lui ordonne-t-il, d’une voix rauque qu’elle ne lui connaît pas. Dans le couloir, la symphonie du chaos monte crescendo : les alarmes des voitures hurlent à l’unisson, les chiens aboient, des cris de panique et des sanglots s’élèvent, mêlés au fracas des vitres qui explosent. La descente des quinze étages, dans la pénombre et l’air vicié, est une épreuve pour tous. La vieille Ana du huitième serre son canari contre elle, le jeune Anton ne lâche pas son casque de musique, le petit Ivan cherche refuge dans les bras de sa mère. Stéphanie Perez décrit avec une justesse poignante la fragilité des êtres face à la menace invisible, la peur qui se répand comme une onde de choc, détruisant les repères et les illusions. “C’est la fin du monde dans cet escalier devenu radeau de désespoir.” L’abri souterrain, vestige de l’époque soviétique, est un lieu sombre et humide, imprégné de l’odeur âcre de la peur et du moisi. “Le silence d’avant les grandes catastrophes, de la ville apeurée et de la nuit qui se fait épaisse.” Svitlana, le regard vide, s’effondre dos au mur, incapable de contrôler son corps. La danseuse étoile, qui a toujours dompté la douleur et repoussé ses limites sur scène, est désormais une ombre tremblante, prisonnière de ses peurs. Le silence, ponctué par le bruit sourd des bombes qui tombent sur la ville, amplifie l’angoisse. Les habitants, blottis les uns contre les autres, cherchent un réconfort fragile dans la proximité, la solidarité improvisée qui se tisse dans l’obscurité. Ils ne sont plus que des ombres, des silhouettes fantomatiques éclairées par les lueurs vacillantes des bougies et des lampes de poche. “Svitlana parcourt du regard cette assemblée de destins fracassés un matin de février.”

Dmytro et Vadim : Un duo inattendu, forgé dans l’acier de la guerre

Alors que Svitlana s’enfonce dans le labyrinthe oppressant de l’abri souterrain, Dmytro, lui, prend la décision de s’engager dans la défense territoriale. L’annonce de l’invasion russe l’a réveillé brutalement de son existence paisible, de ce quotidien d’artiste qui lui semble désormais si futile et dérisoire. La guerre, cette réalité qu’il avait toujours repoussée comme un lointain cauchemar, a envahi son univers, transformant les rues de Kiev en un champ de bataille. “Je vais m’engager dans la défense territoriale. La mairie a lancé un appel sur Telegram. Je ne vais pas rester ici les bras croisés en attendant que ça passe. Et je ne vais pas fuir comme un lâche.”
Au centre de recrutement improvisé dans une école maternelle, il croise des centaines d’hommes, jeunes et vieux, maigres et baraqués, unis par un même sentiment d’urgence, de patriotisme. “La file déborde sur le trottoir. Le danseur troque sans état d’âme ses collants et ses chaussons contre le treillis de l’armée de réserve.” Dmytro, le prince d’opérette habitué aux applaudissements du public, devient un simple soldat, fondu dans la masse anonyme des combattants.
Alors qu’il patiente dans la file, un visage familier attire son regard. Vadim, son rival de la compagnie de danse, se tient à quelques mètres de lui, l’air étrangement déterminé. Lui aussi a choisi de s’engager pour défendre l’Ukraine. “On dirait que nous allons de nouveau travailler ensemble. La scène a bien changé…”, lance Vadim, une ironie amère dans la voix.
Leur rivalité, si intense sur les planches de l’opéra, est mise à rude épreuve par la violence du conflit. Dmytro a toujours détesté l’arrogance de Vadim, son individualisme, son côté intrigant. Il se souvient de leurs dernières représentations, où ils partageaient la scène avec une tension palpable, incarnant la rivalité du prince Siegfried et du sorcier Rothbart dans Le Lac des Cygnes. “Ils n’ont pas eu à se forcer pour interpréter leur rivalité et leur mépris réciproque.”
Mais la guerre a brouillé les cartes. Le danger partagé, la nécessité de s’entraider pour survivre, transforment leur relation. Dmytro, qui a grandi à Kiev, se méfie des liens que Vadim, né en Russie, a pu garder avec l’ennemi. “Quels liens a-t-il gardés avec l’ennemi ? Son engagement citoyen n’est peut-être qu’une couverture, un moyen de transmettre des informations à l’agresseur ?” Ses soupçons sont exacerbés par les rumeurs qui circulent sur la présence de saboteurs et d’agents pro-russes infiltrés dans la capitale.
Sergii, qui a combattu à l’Est en 2014, observe les deux danseurs avec sagesse. Il a tout de suite compris que la situation n’avait rien de provisoire, et que cette guerre allait les transformer à jamais. Il rassure Dmytro, lui affirmant que Vadim est du bon côté. “Les traîtres, il les renifle de loin.”
Leur duo inattendu, forgé dans l’acier de la guerre, est une métaphore puissante des bouleversements que subit l’Ukraine. Des vies qui basculent, des destins qui se croisent, des alliances improbables qui se tissent face à l’urgence. La scène, désormais, c’est le champ de bataille, et la survie, la seule performance qui compte.

La vie en pointillé : danser sur un volcan

Les jours qui suivent l’invasion russe s’étirent comme une mélodie dissonante, ponctuée par le bruit des bombardements et le hurlement strident des sirènes. La vie à Kiev est devenue un exercice d’adaptation permanente, une danse macabre entre l’urgence et l’attente. On apprend à vivre au rythme des alertes, à se réfugier dans les sous-sols, à composer avec la peur qui s’installe insidieusement, comme une ombre venimeuse. “On s’accoutume vite à l’anormal. Les spécialistes appellent cela la « résilience ».”
Svitlana et Dmytro ont réintégré leur appartement, un sac toujours prêt posé à côté de la porte, mais l’atmosphère est pesante, les rires ont disparu. “Le silence d’avant les grandes catastrophes, de la ville apeurée et de la nuit qui se fait épaisse. Les yeux rivés sur la pendule de leur chambre, ils attendent.” Le moindre bruit, la moindre vibration, réveille les démons de l’angoisse.
La ville, vidée de la moitié de ses habitants, est devenue une ville fantôme. Les rues sont désertes, les magasins fermés, les voitures calcinées dressent leurs silhouettes fantomatiques au milieu des décombres. “On n’entend plus que l’incessant grondement des explosions et le hurlement des sirènes.” L’avenir est un brouillard épais, impossible de se projeter, de faire des plans. On vit au jour le jour, suspendus à chaque nouvelle alerte, chaque message d’information, chaque rumeur qui circule dans les couloirs de l’immeuble.
Svitlana, hantée par les images de la guerre qui défilent sur son téléphone, se réfugie dans les souvenirs de son ancienne vie, celle où la danse était son unique raison d’être, sa religion. “Elle respire profondément, fait place au Lac des cygnes, monte le son intérieurement. Ne plus entendre le ciel qui tambourine, se concentrer sur les accords, laisser la musique agir comme un pansement.” Mais la réalité la rattrape sans cesse, la ramenant brutalement à la surface de ce monde qui s’écroule.
Dmytro, sur son barrage au nord-ouest de la capitale, apprend à gérer la tension, la méfiance, la paranoïa qui s’empare de la ville. Chaque voiture qui se présente au check-point, chaque visage croisé, pourrait être l’ennemi. “On ne sait plus si on doit faire confiance à son voisin, la guerre rend paranoïaque.” La présence de Vadim, dont le passé et les liens avec la Russie restent opaques, exacerbe ses doutes et ses peurs.
La vie en pointillé, c’est une danse sur un volcan, où chaque pas pourrait être le dernier. Un suspense qui s’installe insidieusement, nourri par la menace invisible et omniprésente, et par les non-dits qui entourent Vadim. Le lecteur, pris dans le tourbillon du récit, se demande à son tour : à qui peut-on faire confiance quand la guerre a brouillé toutes les frontières ?

Stéphanie Perez nous livre un témoignage émouvant sur l’Ukraine en guerre, un pays déchiré entre son passé et son désir d’avenir. Elle décrit avec justesse les bouleversements que subit la population, la fuite des habitants, la solidarité qui se tisse dans les abris, et la résistance qui s’organise. Un portrait nuancé et touchant d’un pays blessé mais loin de s’avouer vaincu. C’est à travers le regard de Svitlana que nous découvrons la tragédie ukrainienne. Un témoignage profondément humain et littéraire.

La Ballerine de Kiev est un roman bouleversant, plus qu’une histoire d’amour et de guerre, c’est un cri d’amour et de douleur qui nous transporte au cœur de la tragédie ukrainienne. Stéphanie Perez signe un récit poignant et poétique, à lire absolument pour comprendre la force de l’art face à la barbarie, et la résilience d’un peuple qui refuse de se laisser abattre.

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