Temps de lecture approximatif : 5 minutes

Carmen Mola, La bestia, roman traduit de l’espagnol par Anne Proenza, Actes Sud, 12/10/2022, 24,50€.

Récompensé par le prix Planeta 2021, La bestia a connu un immense succès en Espagne. Écrit par un trio d’écrivains talentueux, regroupés sous le pseudonyme de Carmen Mola, ce thriller sulfureux se déroule en 1834 à Madrid, où sévit un tueur en série qui enlève les petites filles et leur fait subir un sort atroce. Seul Diego, un journaliste plein d’idéal, reste persuadé qu’il s’agit de l’œuvre de l’homme, et non d’un animal. Ces meurtres en rappellent d’autres, commis auparavant à Londres ou à Paris…

Des personnages attachants…

Diego, le protagoniste du récit, est un pigiste qui signe ses textes “Le Chat irrévérencieux”. On trouve aussi Lucia, la guérisseuse rousse, conteuse de talent, mais illettrée, qui prend soin de sa petite sœur Clara, après la mort de Candida, leur mère, lavandière de son état et se voit contrainte de se prostituer, car selon le chef des voleurs, les femmes ont toujours cette ressource. Mais Clara disparaît aussi, tout comme la fillette d’une des pensionnaires de la maison close.
Lucia a pour allié Eloy, un petit voleur, également victime de cette société qui écrase les plus faibles, en particulier les enfants. La plupart vivent d’expédients. Lucia et Eloy volent dans les maisons des morts pour survivre, un acte qui n’est pas sans conséquences. Dans celle d’un étrange théologien, spécialiste de botanique, elle fait une découverte, qui la met très vite en danger… Donoso, le policier borgne, mène l’enquête aux côtés de Diego, figure de détective de roman obligée depuis Rouletabille. Il y a aussi la belle et mystérieuse Ana Castelar, duchesse d’Altollano, que Diego rencontre au théâtre de fantasmagories, puis retrouve, s’occupant des malades, au lazaret…

Dans un univers déshumanisé…

Le livre de Carmen Mola relève du genre du polar historique. Les troubles qui agitent la cité et l’épidémie de choléra ajoutent à la difficulté de l’enquête. Le nom de plume de Diego renvoie au monde animal, tout comme le surnom conféré à Lucia par Eloy, colibri, en raison de sa couleur de cheveux (elle raconte à sa sœur que l’âme de leur mère se transforme en oiseau aux mille couleurs, poétisant ainsi la mort). Le matou insolent dont Diego emprunte l’identité défie courageusement le prédateur, proche de l’inhumanité par sa cruauté et sa bestialité. Mais le journaliste est lui-même conscient qu’il se conduit “comme un chien affamé qui se nourrit de la mort.” Le policier est fier “de son instinct de limier” La misère dépossède les pauvres de leur dimension humaine mais la Bête est-elle l’un d’eux ? N’appartient-elle pas plutôt à une classe sociale élevée ? Lucia, qui “se perd dans ses rêves comme dans un labyrinthe“, est sans cesse convoitée par des Madrilènes lubriques, que le roman décrit “comme des hyènes sur leur proie“. Les yeux des hommes encagoulés brillent “comme ceux d’un animal prisonnier“. Le grincement du tourniquet, au moment d’un sacrifice humain, rappelle “le cri du cochon à l’abattoir.” Tous les riches et les puissants pourraient correspondre, en définitive, au portrait de la Bête. Lucia elle-même, après un événement dramatique, se sent atteinte par la bestialité ambiante.

Par un contexte politico-historique troublé

La violence sociale apparaît à chaque page. Pour déloger les miséreux qui dérangent, et qu’on rend responsables, par leur absence d’hygiène, de l’épidémie, les militaires incendient leurs habitations. La description des quartiers de taudis s’effectue avec une implacable crudité. La mère de Lucia a attrapé le choléra en lavant du linge contaminé, et la jeune fille, à qui l’on refuse de travailler à son tour au lavoir pour cette raison, n’a d’autre choix que vendre son corps pour survivre. Le livre dépeint avec un réalisme saisissant la condition misérable des fillettes prisonnières de la Bête. La ville se cherche des boucs émissaires, les enfants, que la foule hystérique accuse d’être payés par le clergé pour empoisonner les puits, ou les gitans. Le roman rappelle les romans sociaux de Dickens ou Hector Malot, en particulier concernant la condition des plus jeunes. Le décor de l’orphelinat, un lieu récurrent dans la littérature du XIXe siècle, campé ici avec précision, présente l’enregistrement des bébés abandonnés, la salle d’allaitement, la condition des nourrices, avec un grand souci documentaire. Il rappelle aussi, et ses auteurs s’en amusent, l’art des feuilletonistes ou des grands romans populaires : “Ana participe, suggère toutes sortes de théories, plus absurdes les unes que les autres, comme s’ils étaient en train d’écrire un feuilleton.” Le livre se réfère aussi aux “romans à énigmes” écrits par les Anglais. Ailleurs, on évoque la première fumerie d’opium de Madrid, tenue par un Chinois, autre lieu interlope, qui contribue au climat glauque du récit. À l’opposé, les distractions de la société réunissent l’élite sociale et intellectuelle, comme ces tertulias très en vogue, malgré le climat délétère et l’épidémie, dans une ville qui “déverse chaque jour son flot de malheurs et fait tout son possible pour repousser les pauvres de l’autre côté de la muraille.” La topographie de la cité est sans cesse convoquée.
Le roman évoque enfin la guerre des carlistes, suscitée par le choix du roi Ferdinand VII, qui a écarté son fils Charles (Don Carlos) du trône et désigné comme héritière l’infante Isabel âgée de seulement 3 ans. Si les nobles se rangent du côté de Charles, les libéraux, ou isabelinos, apportent leur soutien à la régente. Les francs-maçons, mais surtout les carbonari, membres d’une société secrète née en Italie, jouent un rôle actif dans l‘intrigue. Comme le dit Ana, “tout Madrid conspire, on le sait bien“, que ce soit, “contre le roi félon, lorsqu’il était vivant ; contre la régente, maintenant qu’il est mort“. Et, bien sûr, contre l’Église, ou le statut royal. Ces convulsions politiques constituent la toile de fond du roman. Diego lui-même infiltre la réunion d’une société secrète, non sans risque.

Un récit palpitant et de curieux indices

Avec La bestia, les auteurs se conforment au genre du thriller historique, plein d’énigmes, de dangers, de rebondissements, et peuplé d’inquiétants personnages, comme ce monstrueux géant au visage brûlé, gardien des fillettes, qui se flagelle pour expier ses péchés. À qui obéit-il ? Entre manipulateurs cachés ou foule hystérique, voleurs ou prostituées, le roman décline une série de portraits souvent menaçants. Dona de Villafranca, au comportement suspect, Frère Braulio, le moine guerrier, qui s’oppose aux iconoclastes, lors de l’assaut de la basilique San Francisco el Grande, Ignacio, le théologien carliste, Mauricio, le peintre infirme du bordel, Josefa, la tenancière, Ballesteros, le journaliste qui reprend les prédictions d’un chien devin, Grisi, l’actrice devenue opiomane après le meurtre de sa fillette, composent le portrait vivant d’une ville peuplée de conspirateurs, de marginaux, d’exclus. La théorie du complot sévit partout, dans une ville où la science n’a pas encore éradiqué la magie ou la superstition. Il y a aussi cette histoire de la ville secrète, ces souterrains où se seraient réfugiés les Juifs expulsés d’Espagne, depuis 300 ans.
Dans une des maisons, Lucia vole un anneau orné d’un étrange motif, que l’on retrouve aussi dans la gorge de Berta, une des victimes de la Bête. Cette bague suscite bien des convoitises et rend vulnérable ceux qui la possèdent. À quels secrets enfouis renvoie-t-elle ? On aura plaisir à décrypter les énigmes et suivre les péripéties de ce récit haletant. Le choix d’un point de vue variable, qui passe d’un personnage à l’autre, ou le savoir du lecteur, qui devance parfois celui des personnages, contribue à l’impliquer davantage, en provoquant l’empathie et créant le suspense.

On lira avec plaisir ce thriller fertile en rebondissements. Un livre palpitant, qui tient en haleine son lecteur jusqu’aux dernières pages, et trace de Madrid à l’époque du carlisme un portrait particulièrement réussi. La documentation et la précision des références donnent de la force au récit, écrit de façon classique, dans un profond respect de la vérité historique.
Un roman passionnant, à dévorer sans tarder.

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Chroniqueuse : Marion Poirson -Dechonne

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