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Ahmed Youssef, Bonaparta – Napoléon, une passion arabe ?, Passés Composés, 15/05/2024, 160 p., 17€.

Bonabarta est la transcription du nom de Bonaparte en arabe. Spécialiste des relations entre la France et le monde arabe, l’historien égyptien Ahmed Youssef, auteur de Bonaparte et Mahomet (2003), s’intéresse au Bonaparte de la campagne d’Égypte, en interrogeant des sources égyptiennes, et analyse la place occupée par ce dernier dans la culture arabo-musulmane, à travers l’histoire, la littérature et le cinéma.

L’influence modernisatrice de la campagne d’Égypte

L’absence d’archives orientales sur la campagne d’Égypte a donné aux Occidentaux une vision lacunaire de ce pays à l’arrivée de Bonaparte, alors que le Moyen Orient a élaboré tout un « imaginaire grandiose » relatif à ce dernier. Pour Ahmed Youssef, les conséquences politiques et intellectuelles à visée émancipatrice de la campagne d’Égypte ont exercé une influence fondamentale sur la naissance du nationalisme arabe anti-ottoman. Bonaparte rêvait d’établir en Orient un empire français allant de l’Inde à Marrakech, comme le montrent ses échanges avec le sultan du Maroc. Son action diplomatique a permis de nouer des relations avec les deys de Tunis, les sultans du Darfour au Soudan et de Mascate dans le sud de l’Arabie.
La campagne d’Égypte avait permis de faire venir à la suite de futur empereur de nombreux savants issus de nombreuses disciplines, dans le but de transmettre un savoir d’une civilisation à une autre. Ce projet inédit revêtait une très grande importance scientifique, comme le montre en particulier la transmission de l’imprimerie, le monde arabe continuant à copier les textes à la main, avant que l’arrivée de Bonaparte, qui a permis l’importation de l’imprimerie, n’en bouleverse les pratiques. Avec l’impression de la revue La Décade Égyptienne, puis du journal le Tanbih’ (l’Avertissement) ordonné par le général Menou, une révolution s’est opérée dans les esprits, suscitant la libération des énergies. La première idée de la construction du canal de Suez a également été envisagée par Bonaparte, qui s’est rendu sur les lieux pour étudier la possibilité de percer un canal pour relier les deux mers, les exécuteurs plus tardifs du projet comme Ferdinand de Lesseps se contentant de modifier ses plans et d’améliorer les techniques imaginées par leur prédécesseur. De même, la découverte par le capitaine François Xavier Bouchard en 1799 de la Pierre de Rosette, déchiffrée ensuite par Champollion, a ouvert la voie au tourisme et à l’égyptomanie. Ainsi, l’apport de l’imprimerie, le projet de creusement d’un canal et l’égyptologie naissante ont-ils favorisé la modernisation de l’Égypte.

Des témoins dans un pays sous domination ottomane

Ahmed Youssef s’appuie sur les rares témoignages arabes de l’époque, le Libanais Nicolas Turc, dont l’œuvre a été traduite en français en 1950, et l’Égyptien Abdel Rahman Al-Jabarti (ou Gabarti), auteur d’un ouvrage sur l’Égypte au temps de Bonaparte. Ces textes permettent de porter un autre regard sur le sultan El-Kébir, ou Ali Bonaparte, comme l’appelaient les Arabes, dans une Égypte qui n’était encore qu’une province ottomane conquise en 1517 par Sélim 1er. La domination turque avait mis en place une administration dominée par le wali, envoyé d’Istanbul avec quelques dignitaires, dont un lieutenant et un juge, assisté d’adjoints locaux, les oulémas. On trouvait également la milice des janissaires recrutée par un agha, qui levaient les impôts, et leurs rivaux, les mamelouks, deux castes qui avaient fini par s’unifier.
Ainsi, contrairement aux idées reçues, l’Égypte de l’époque s’avérait très prospère, grâce à des activités productrices et commerciales comme l’artisanat textile, ou le commerce des épices et du café cultivé au Yémen. Les oulémas, issus de la moyenne bourgeoisie, constituaient la seule force susceptible de s’opposer à Bonaparte après la défaite des mamelouks et l’humiliation des Turcs. Ils jouissaient d’une grande renommée intellectuelle et du respect religieux des mamelouks et de la population et jouaient un rôle d’intermédiaire entre ces deux catégories sociales. Parmi eux on trouvait de grands cheikhs et des notables avec lesquels Bonaparte forma le Divan, première institution égyptienne depuis les pharaons.

Bonaparte, des témoignages

Ahmed Youssef analyse les témoignages de l’époque pour montrer la création de la première institution nationale de statut laïque en Égypte, qui présentait la caractéristique d’être animée par des acteurs religieux mais influencée par l’occupation militaire française, une expérience démocratique qui devait constituer le nationalisme égyptien mais que trois incidents avaient mise à mal, la fête de la naissance du Prophète, l’incident de la cocarde et la convocation de l’épouse d’Osman By, et que détaille l’ouvrage. Le livre montre aussi, dans un chapitre éponyme, les réactions des cheikhs face à la science française.
Outre les récits des témoins de l’époque, dont Bonabarta livre de larges extraits, le monde arabe a produit des poèmes à la gloire de Bonaparte, dont celui, présenté ici, et écrit par Michel Sabbagh, un membre de la communauté grecque-catholique melchite, proche du général Caffarelli : « c’est le puissant Bonaparte, ce lion terrible des combats dont rien n’égale le pouvoir« , dit le poème, qui multiplie les appellations louangeuses.

Napoléon dans la culture arabe contemporaine

L’ouvrage d’Ahmed Youssef s’intéresse également aux représentations cinématographiques de Napoléon, Bonaparte s’avérant plus connu à cause de sa conquête de l’Egypte, avec le fameux Adieu, Bonaparte, de Youssef Chahine. Il rappelle les coulisses de la production de ce film axé sur la campagne d’Égypte, avec une co-production franco-égyptienne, très documentée par le réalisateur, qui met l’accent sur la figure du général Caffarelli, dont « la dimension scientifique et humaine a beaucoup touché la sensibilité de son entourage égyptien« . En comparaison, Bonaparte apparaît singulièrement effacé, et dépourvu de charisme face à Monge ou Caffarelli. A l’accueil mitigé dans le monde arabe qui a vu dans le film une apologie de la campagne d’Égypte s’oppose le succès obtenu à l’époque par Adieu Bonaparte auprès de la presse française.
Le livre se penche également sur la figure de Napoléon dans les séries télévisées arabes et à ses nombreuses biographies, ainsi qu’aux traductions d’historiens français ou de son journal. Il s’intéresse aussi, dans les derniers chapitres, à tout ce qui a contribué à créer en Égypte un mythe napoléonien.
Cet ouvrage assez bref, par manque de sources égyptiennes, de lecture aisée et agréable, apporte un éclairage inédit sur la perception de la figure de Napoléon dans le monde arabe, et sur le retentissement de la campagne d’Égypte, dont on trouve encore des traces dans l’Égypte contemporaine.

Image de Chroniqueuse : Marion Poirson

Chroniqueuse : Marion Poirson

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