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De tous les péchés capitaux, je redoute la colère. Enfant colérique, il me reste de ces colères l’impression d’une dissociation, d’une schizophrénie plus importante que la simple distance entre le moi présent et le moi passé. Les Grecs de l’Antiquité auraient pu parler de fureur, mais il me faut l’honnêteté de dire qu’elle n’était en rien inspirée par les dieux. Par un diable alors ? La foi demeure une expérience que j’ignore.
Avec Linda Lê, nous quittons la fiction pour un essai érudit qui multiplie avec subtilité et une rare intelligence des références hétéroclites. Ainsi, saint Grégoire, Molière ou Zola côtoient le groupe Rage Against the Machine, le peintre Ferdinand Holder ou les cinéastes Eisenstein ou Werner Herzog. Les nombreux et courts chapitres de Toutes les colères du monde parcourent les multiples visages que, successivement, peut prendre la colère. Et si chacun de nous était, à juste titre ou non, sans arrêt en colère ?
Je pense à une très chère amie d’hypokhâgne, poétesse des platines, chez qui je décelais un jour ce feu intérieur perpétuel, foyer continuellement alimenté dans lequel elle forge une poésie résolument féministe. La colère serait-elle devenue nécessaire « quand, dans un monde sans Dieu, on écrit afin de se rappeler à lui, protester contre sa désertion, contre son silence devant le mal » (p. 38) ? Tout le chapitre d’où est extrait cette citation, « Des irascibles et de leurs ambiguïtés », me rappelle le livre de Job. Job est un homme juste au service de Dieu. Celui-ci accepte pourtant que le Satan mette sa foi à l’épreuve. Job endure la perte de ses biens, celle de ses enfants et de son épouse, les souffrances de la maladie, les reproches de ses amis. Il se soumet à tout, mais le cri d’une humanité souffrante lui échappe et s’élève vers Dieu « Je crie vers Toi et tu ne réponds pas / je me présente sans que tu me remarques. / Tu es devenu cruel à mon égard, / ta main vigoureuse sur moi s’acharne » (Jb 30, 20-21).
La colère peut donc être un moteur, un souffle, un feu qui ne dévaste pas tout sur son passage, « un incendie qui ravage intérieurement » (p. 72). L’indignation le nourrit parfois. Celle du « J’accuse » de Zola dans le camp des dreyfusards, exemple de colère juste. « Sainte colère », écrivait la philosophe et théologienne Lytta Basset dans un de ses ouvrages (« Sainte colère », Fayard / Labor et Fides, 2003). Et pourtant, ce sentiment entretient toujours une méfiance. Sentiment ou attitude ? Lequel est un péché ? On peut se défier de la colère, condamnée par Jean Cassien, « qui dicte des paroles enflammées et conduit à des comportements excessifs, à la limite du fanatisme ». (p. 72).
Toute l’ambivalence de ces péchés dit capitaux réside dans ce que, trop humains, ils aident l’humanité à survivre et, non contrôlés, ils l’entraînent dans des excès condamnables. Linda Lê le relève, « il y a de la volupté non seulement à exploser et à faire voler en éclats l’harmonie tant vantée par les stoïciens, mais aussi à penser contre soi, avec l’idée que c’est dans les ruptures, les failles, qu’il est possible de trouver le chemin vers ce qui nous mène hors de nous-mêmes » (p. 86). Qu’en est-il des conséquences ? Considérant notre histoire, la Révolution française peut être pensée comme l’embrasement d’une saine colère face à l’inégalité profonde de la société d’Ancien Régime, mais ses excès ont conduit à une véritable terreur. Comment faire entendre la justesse de « toutes les colères du monde » qui s’élèvent de toutes parts ? Toutes les colères du monde sont-elles, elles aussi, sans retour ?
Merveilleusement intelligent et alerte, Toutes les colères du monde ne nous impose aucune vérité, aucune thèse absolue. Manière d’être au monde ou fureur incontrôlable ? « Trait distinctif du héros » ou « signe de faiblesse » (p. 29) ? La composition de Linda Lê trouve le moyen d’accompagner le lecteur dans une réflexion qu’il lui appartient de conclure ou de ne pas conclure, chacun selon sa mesure.

Marc DECOUDUN
contact@marenostrum.pm

Lê, Linda, « Les sept péchés capitaux. La colère : toutes les colères du monde », Le Cerf, « Les sept péchés capitaux », 04/02/2021, 1 vol. (128 p.), 12,00€

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