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Colosimo, Jean-François, La crucifixion de l’Ukraine : mille ans de guerres de religions en Europe, Albin Michel, 28/09/2022, 1 vol. (284 p.), 20,90€.

Élu à l’Académie française par opposition à Victor Hugo, Pierre-Simon Ballanche (1776-1827) est un philosophe spiritualiste hélas tombé dans l’oubli. Son œuvre majeure – Essai de palingénésie sociale – nous interpelle dans le cadre de cette guerre en Ukraine, qui frappe avec toujours plus d’insistance à la porte de l’Europe. Mystérieux concept que la palingénésie : « doctrine selon laquelle l’histoire des peuples est la reproduction d’une même suite de révolutions dont la succession tend à réaliser une fin générale et providentielle de l’humanité. » Si nous pouvons toujours discuter sur la « fin providentielle » de l’humanité, il nous paraît opportun de nous ranger sous la bannière de Pierre-Simon Ballanche qui – faisant montre d’un esprit prophétique – s’employa à tirer les leçons du passé, en démontrant la destinée cyclique de l’humanité, et en pressentant l’arrivée d’un ordre nouveau. N’est ce pas ce que nous propose Jean-François Colosimo ?

Une guerre de religion ?

Jean-François Colosimo est éditeur, historien, théologien spécialiste de l’orthodoxie en général, et du monde slave en particulier. Il est donc, assurément, le plus légitime pour nous apporter un éclairage différent – pour ne pas dire occulté – de la guerre que se mènent Russes et Ukrainiens : celui d’un affrontement religieux multiséculaire. Que des peuples soient en guerre, c’est le moindre des maux. La guerre constitue l’un des phénomènes extérieurs de l’état d’imbécillité où se trouve l’espèce humaine, et qui disparaîtra lorsqu’elle sera éradiquée de la surface de la terre. D’aussi loin que nous remontions le cours des âges, nous voyons les nations, les empires, se jeter les uns contre les autres pour les intérêts ou les appétits d’une minorité, mais aussi parce que les hommes haïssent leur différence de culte. Nous pensions que cette forme de haine avait disparu en Europe depuis longtemps ; c’est n’avoir rien compris aux totalitarismes (forme de messianismes athées) que furent le communisme et le nazisme, et – plus proche de nous – la guerre en ex-Yougoslavie. Il n’y a pas de pire guerre que celle opposant des identités religieuses. La Guerre de Trente ans (1618-1648) – qui fit plus de morts que les deux guerres mondiales réunies – en est la preuve.
Si Vladimir Poutine a pu lancer son « opération spéciale » en Ukraine, qui se transforme désormais en croisade contre la « décadence » de l’Occident, c’est parce qu’il s’appuie sur la collaboration active du Patriarche de Moscou, comme naguère Hitler l’avait fait avec celle du Grand Mufti de Jérusalem. Le patriarche Kirill, chef spirituel de l’Église orthodoxe russe, promet aux soldats russes montant au front l’absolution de tous leurs péchés, tout comme il y avait un imam fanatique au sein de chaque division SS musulmane, afin d’exalter les troupes allant massacrer leurs frères de sang. Le patriarche porte une immense responsabilité dans les crimes de guerre qui sont perpétrés en Ukraine. En janvier 1191, lorsque le roi Richard Cœur de Lion demande à rencontrer Joachim de Flore, il lui pose la question : « Où est né l’Antéchrist et où doit-il régner ? » ; il répond : « On peut croire que cet Antéchrist est né dans la ville de Rome et qu’il y obtiendra le siège apostolique. » Nous savons désormais, en 2022, qu’il se trouve à Moscou et qu’il est bicéphale. Le dernier chapitre du livre de Jean-François Colosimo – La Gnose de l’Apocalypse – est à la fois remarquable et terrifiant dans son constat : « La différence, s’il faut en chercher une, entre l’État poutinien et l’État islamique, de même qu’entre les degrés de notre angoisse, se résume à un chiffre et à un mot : 6 255 ogives. » L’auteur nous prévient : « avec Poutine, nous devons nous attendre à tout… »

La crucifixion de l’Ukraine

L’Ukraine est à l’épicentre d’une ligne de fracture entre l’Orient et l’Occident. On ne peut appréhender ce conflit sans admettre qu’il est la conséquence de mille ans de guerres de religions en Europe. C’est toute la force de cet ouvrage, où se conjugue tout le talent d’historien et de théologien de Jean-François Colosimo. La visée impérialiste de Vladimir Poutine – pas plus que la prétendue dénazification de l’Ukraine – où le rattachement d’un territoire perdu à la chute du communisme, ne sauraient être invoquées, sans affirmer que ce pays a une histoire, une culture, une langue, et surtout une religion qui lui sont propres.

Le territoire que couvre aujourd’hui l’Ukraine a éprouvé sur les mêmes mille ans où elle s’est cherchée, de la fin du Xe siècle à la fin du XXe siècle, le choc des empires, des royaumes et des principautés. Khazars, Tatars et Varègues, Scandinaves, Polonais et Baltes, Turcs, Autrichiens et Prussiens, Britanniques, Français et Russes, bien sûr, l’ont transformé en un théâtre de leurs affrontements militaires, politiques et culturels. Il a servi d’arène à la confrontation entre les trois religions du Dieu un et unique, le judaïsme, le christianisme et l’islam, mais aussi entre les trois confessions chrétiennes, orthodoxe, catholique et protestante. Il a subi le déchaînement des deux totalitarismes, le rouge et le brun, qui ont fait de ces terres de tourbe des terres de sang.

Plus que jamais, l’Ukraine est crucifiée entre l’Orient et l’Occident ; entre le catholicisme et l’orthodoxie (80% des Ukrainiens sont orthodoxes), désormais arbitré par l’islam d’Erdogan, qui aimerait avoir l’aval de Moscou afin de massacrer les Kurdes en Syrie ou qui sait, in fine accroître son influence en Crimée où les Tatars de confession musulmane ont été persécutés et exilés par les Russes. Cette guerre voulue par Vladimir Poutine ne s’explique que par la « disjonction des mémoires » entre L’Est et L’Ouest. Il ne faut pas laisser Poutine pour fou, et le président Macron a été sûrement le seul à le comprendre. La fresque historique que nous offre Jean-François Colosimo est donc particulièrement précieuse. Elle nous fait entrevoir qu’il existe bien – dans ce conflit – une forme de palingénésie qui pourrait déboucher sur un monde meilleur, sauf à craindre que ne sonnent les trompettes de l’apocalypse… Faut-il penser, à l’instar de Maurice Maeterlinck (Prix Nobel de Littérature 1915) que la guerre est « la fatalité d’un énorme amas de cause et d’effets que nous ne comprenons point, que nous ne maîtrisons pas » ? Sûrement pas après la lecture de La crucifixion de l’Ukraine. Si nous ne la comprenons pas, c’est parce que nous demeurons amnésiques. Si nous ne la maîtrisons pas, c’est parce que les armes, et a fortiori atomiques, ne suffiront pas à libérer la mémoire des peuples qui peinent à se remettre du Stalinisme, de la Shoah, et de l’obscurantisme de leur passé.
Il nous reste une seule issue : faire confiance dans le peuple russe. On ne trompe pas un peuple qui n’aspire pas à l’être. Une fois cette guerre terminée, Jean-François Colosimo a raison d’écrire : « Il nous faudra contribuer à un double effort. Aider l’Ukraine à se reconstruire, aider la Russie à se réparer ». Et surtout : « Il faudra aussi que l’Europe trouve la force de renvoyer l’Amérique à domicile, de l’autre côté de l’Atlantique, afin que toute cette hécatombe ne soit pas passée par pertes et profits à la faveur d’une nouvelle domination impériale. »

Puisse-t-il être entendu.

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Chroniqueur : Jean-Jacques Bedu

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