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Ce que Jean d’Ormesson avait ébauché en filigrane de son beau roman « L’histoire du Juif errant » publié en 1991, méritait à l’évidence d’être approfondi. C’est désormais chose faite et parfaitement réussie avec l’ouvrage de Pierre-Henry Salfati.

Car, si une seule épithète, la « fabuleuse », distingue la dénomination des deux ouvrages, c’est l’exhaustivité du foisonnant récit d’une légende médiéviste qui en constitue l’attractivité.
Élaborée dans les monastères bénédictins au XIII° siècle, celle-ci contait l’histoire d’un cordonnier juif, Ahasvérus, condamné par le Christ à errer jusqu’à la fin des temps, de pays en pays, de continent en continent.
Pour quelle faute ? Parce qu’au jour de la Passion, lorsque le Christ, épuisé, chancelant sous le poids de la Croix, voulut se reposer en s’appuyant sur l’étalage de son échoppe, Ahasvérus l’avait repoussé sans ménagement.
Qu’importe si cette notion de châtiment éternel était en contradiction flagrante avec l’essence de la figure du Fils de Dieu, son plaidoyer pour la miséricorde notamment ou, le fait de tendre l’autre joue à l’ennemi ! Dans l’imaginaire chrétien de l’époque, qui s’est hélas longtemps pérennisé, l’accusation de déicide trouvait là son bien-fondé.
C’est d’abord à la genèse d’un mythe constituant l’épine dorsale de l’antisémitisme et de la dénonciation du Juif en général, – tant celui prévalant dans l’Antiquité que dans son actualité contemporaine -, que va s’attacher Pierre-Henry Salfati.

Car cet épisode du cordonnier est loin d’être un cas isolé. Dès le VII° siècle et jusqu’en 1272, ce sont pléthore de chroniques émanant d’hagiographes et d’évêques qui vont ressasser la même histoire sous diverses formes, comme « une grande preuve de la vérité de la religion chrétienne… »
Passée cinq cents ans plus tard au stade du dessin, dans l’imagerie d’Épinal, la tendance va curieusement s’inverser. Pénétrant ainsi dans toutes les maisons, un bâton à la main, en train d’arpenter les routes d’Europe, ce portait du Juif errant devint même une vedette plus populaire que les têtes couronnées.
« Un énorme succès auprès du petit peuple », comme le souligne l’auteur, « qui en fait aussitôt un héros positif, un compagnon de route avec qui l’on passerait bien une soirée autour du feu. « 
De sorte que ce Juif errant, « partageant la cause des petites gens, s’il avait mérité la malédiction du Christ, pouvait espérer dans son malheur, la compassion de la Chrétienté… »
Ainsi plébiscité, ce héros tragique, plongé dans une pathétique solitude, deviendra le compagnon des grands esprits mélancoliques, romanciers, philosophes, poètes maudits et divers incompris.
Aux Edgar Quinet, Eugène Sue ou Alexandre Dumas, s’agrégera ainsi une longue liste d’illustrateurs comme Caran d’Ache, Gustave Moreau, Toulouse-Lautrec ou Gustave Doré qui, chacun à leur manière, idéaliseront le volet rebelle de ce personnage de légende. Soucieux de redonner corps à ce Juif errant, Pierre-Henry Salfati s’attachera par la suite aux journalistes et romanciers tels qu’Albert Londres ou Edmond Fleg qui auront su en restaurer la véritable image.
Albert Londres surtout, qui en brossant les facettes du Juif itinérant, va avoir un regard visionnaire sur les difficultés de son avenir en Israël.

Pour qui a vu la joie du Juif arrivant de Pologne se tourner en orgueil devant les murs de Jérusalem, la suite était à craindre. Le juif errant a troqué son vieux bâton de marche pour une hallebarde, il redresse le nez, mais lorsqu’il a le nez en l’air, on ne voit plus qu’on marche sur les pieds de son voisin, l’Arabe qui vivait là !

En parlant pour sa part du « Juif Jésus » aux juifs et de « Jésus le Juif » aux chrétiens, Edmond Fleg sera soucieux de poser les bases d’un dialogue entre les deux religions, par le biais de son Juif errant.
Il adjoint d’ailleurs à son texte vingt pages serrées de « concordance du récit et des traditions » auxquelles il a puisé : Bible hébraïque, Nouveau Testament, traités talmudiques et ouvrages historiques de Flavius Josèphe. Ce sera le prélude d’une amitié judéo-chrétienne que reprendront plus tard, Charles Péguy, Jacques Maritain jusqu’aux intervenants du Concile Vatican II.
Un condensé de l’aventure de ce Juif errant au cours des siècles qui est, à lui seul, un raccourci de l’humanité plongeant dans les racines des Écritures.
Depuis Caïn, « prototype biblique du Juif errant » jusqu’à L’Ecclésiaste, pour lequel « vanités des vanités, tout est vanité et poursuite de vent… » en passant par Ulysse et Don Quichotte, « n’est-ce pas un peu de tous les anonymes, forcément héros de leur propre errance existentielle qui résonne en cet arpenteur du monde ?  » s’interroge l’auteur dans son épilogue. De sorte « que condamné par la volonté divine à ne faire que passer », ajoute-t-il, chacun de nous peut ainsi se reconnaître en lui. Comme si à son exemple, « nous étions tous des Juifs errants ! « 

Un beau et puissant livre, qui tout autant qu’un descriptif de la nature humaine questionne chaque vivant en termes d’humilité et d’intériorité…

Michel BOLASELL
articles@marenostrum.pm

Salfati, Pierre-Henry, « La fabuleuse histoire du Juif errant », « Albin Michel & Arte Éditions », 03/11/2021, 1 vol. (204 p.), 19,90€.

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